LE CHAINON LOGIQUE MANQUANT des ANALYSES DE MICHEL ROCARD
Michel Rocard nous offre des analyses attractives, mais où manque un chaînon logique. Prenons son dernier papier "La crise sonne le glas de l'ultralibéralisme".
Quelle est la ligne de partage entre le libéralisme et l’ultra libéralisme ? MR nous propose une distinction de degré entre « l’école criminelle » de Milton Friedman (1912-2006) qui voulait croire que l'équilibre du marché est optimal et que moins on a de règles, plus on a des chances d'arriver à l'"optimalité" » et l’héritage de la pensée libérale des anciens : « Historiquement, les libéraux - Adam Smith (1723-1790), Thomas Malthus (1766-1864), David Ricardo (1772-1823) notamment - étaient des moralistes, des gens qui avaient une pensée sociale visant à intégrer la liberté humaine dans l'organisation de la société. Pour aucun d'eux, la liberté n'était le droit de faire n'importe quoi, elle avait besoin d'être canalisée par des règles ».
Mais il s’agit d’un monde qui n’existe plus, celui où le libre-échange du temps ( au demeurant bien cantonné) conduisait à une optimisation pour chacun , à une spécialisation par les coûts comparatifs d’alors, menant à une certaine division internationale du travail et non, comme présentement, à une compétition par les prix tous azimuts et quasiment sur tous produits, même sur les biens et services de haute gamme qualitative ( cf. l’orientation de toujours de l’Inde et plus récente de la Chine pour les produits d’innovation). Notre univers peut accepter, certes, certaines règles, mais cherche avant tout à se délivrer de celles qui menacent la survie des entreprises confrontées à la concurrence et obligées d’importer à bas coûts ou de se délocaliser, contraintes à faire faire à l’extérieur le travail comparativement trop cher sur le sol national. D’ailleurs les sanctionner pour cela, au lieu de chercher à changer les données qui les y poussent, serait aussi stupide que c’est populaire.
Je suggère donc à MR que le "libéralisme "soit défini comme la liberté d’entreprendre et l’"ultra libéralisme" (celui d’ailleurs de Milton Friedman ayant conduit aux crimes économico politiques de l’Amérique Latine lorsqu’elle fut sous son influence, cf .le livre précité sur ce site de N. Klein « la stratégie du choc ou le capitalisme du désastre » ) comme la liberté d’échanger entre n’importe qui, n’importe quoi, n’importe où ? C’est d’ailleurs partie ( mais seulement partie, car il pointe « la finance » et oublie les échanges) de ce qu’il décrit ensuite : l'hyper sophistication de la finance, qui n’a pas permis, semble-t-il penser, de soutenir la croissance mondiale? Pourquoi se demande-t-il? « Quel aurait été l'impact de cette crise financière si elle avait frappé une économie réelle bien portante ? »
Dès avant la « crise », elle n’est donc pas bien portante, cette économie . Or, ce n’est manifestement pas seulement à raison des dérives bancaires..: la « crise » bancaire et boursière tient plus, c’est manifeste, à la chute de croissance et de solvabilité, que cette dépression ne tient elle à l’inconduite bancaire qui a bon dos et est devenu l’alibi explicatif des libéraux de tout degré ; « vous savez , ce n’est pas le système qui est mauvais, ce sont des vilains qui ont abusé... ».). Donc MR constate mais il ne dit pas vraiment pourquoi : « Depuis une vingtaine d'années, les pays développés s'échinent, sans y parvenir, à retrouver la moitié de la croissance qu'ils ont connue durant les Trente Glorieuses (MAIS POURQUOI DONC ? ) et un quart de leurs habitants sont fragilisés, parce qu'ils sont pauvres, chômeurs ou travailleurs précaires. Cette fragilisation est une gangrène ( MAIS D’OU VIENT-ELLE ?) . C'est elle qui fait que les citoyens votent n'importe quoi et n'ont plus confiance dans leurs dirigeants. On s'est mépris sur le « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen. Ce n'était pas un refus de l'Europe. C'était un non à la dérégulation du marché du travail ».
Et ce qu’il dit là, malgré tout le respect que l’on peut avoir pour MR qui a passé sa vie a cherché les bonnes voies, c’est la pirouette : MR n’a -t- il pas vu que l’Europe = la dérégulation du marché du travail, parce que l'Europe c’est le principe d’ouverture sans sauvegardes réelles à la concurrence mondiale, c’est à dire l’obligation de déréguler le marché du travail pour être flexible et compétitif, C’est un objectif, si l’on adhère à cette ouverture dont les conséquences sont imparables, que l’on ne saurait alors reprocher à N. Sarkozy de servir. Or MR et les autres signataires (« comme Jacques Delors, Helmut Schmidt, Lionel Jospin, et des libéraux comme Otto Graf Lambsdorff et Jacques Santer ») d’une lettre à la Commission, ont-ils posé ce problème ou se sont-ils - ce qu’on comprend – centrés sur la demande de maîtriser la finance (mais pas les échanges) ?
A la question « où est la solution ?, MR répond naturellement : « On ne s'en sortira pas sans un meilleur partage des revenus, un meilleur équilibre entre salaires et profits. Henry Ford (1863-1947), qui a contribué à sauver le capitalisme notamment au moment de la crise de 1929, disait : "Je paie mes salariés pour qu'ils achètent mes voitures." Après la guerre, on a reconstruit le capitalisme autour de l'idée de fortes rémunérations. Aujourd'hui, la part des salaires et des prestations sociales a diminué d'une dizaine de points dans le produit intérieur brut. L'actionnaire se frotte les mains, mais le salarié est trop pauvre pour soutenir l'activité. C'est la raison pour laquelle cette crise est grave et risque d'être longue ».
Mais quel est le facteur essentiel - au delà de l’avidité à court terme des actionnaires ou de la préférence pour le profit de dirigeants dans des secteurs protégés - qui empêche de faire une politique de rémunérations équilibrant notre économie entre offre et demande , de mieux partager les revenus, de donner des marchés aux entreprises avec leurs salariés comme consommateurs : l’obligation de comprimer les coûts dans la concurrence mondiale, parce que, loin de faire comme Ford, les Chinois font le contraire ; pour prendre des marchés à l’extérieur, ils payent le moins possible leurs salariés. La solution (exprimée ici volontairement en termes provoquants ) c’est que les pays émergents à bas coûts, dont l’expansion vient essentiellement de marchés externes, soient incités, obligés de faire comme Ford, et pas aux calendes grecques... c’est ça le rééquilibrage du système mondial.
Sinon toutes les dérives de l’ultra libéralisme restent ouvertes, sous les seules pieuses, populaires et d’effet marginal, limites de règles de déontologie. L’ultra libéralisme est la conséquence inéluctable, mécanique dans tous les domaines économiques, sociaux, budgétaires, du libre échange intégral. Sans changer cette donnée fondamentale, le système continuera avec ses distorsions, ses crises, ses injustices. . Au mieux pourra-t-on comme le dit MR « limiter l'usage des produits dérivés, lutter contre les paradis fiscaux, revoir le fonctionnement des fonds de pension en les obligeant à avoir des comportements liés au long terme. » Mais ce n’est pas seulement le facteur qu’il met au pilori ( « la course au profit immédiat (qui) est destructrice, (qui) menace l'appareil de production, précarise l'emploi et constitue un danger pour la démocratie ») qui est la cause de la situation ; c’est l’obligation pour les actionnaires, pour les entreprises occidentales de survivre ( par le profit, par la compression des prix de revient) dans le monde des compétitions sans garde fou. « La gauche » peut bien être le courant qui «pose dès l'abord la question de la redistribution des richesses, ce que Nicolas Sarkozy ne fait pas». Cà ne sert à rien de poser cette question si la concurrence y fait largement obstacle. Et il nous semble faux que « la crise actuelle ....sonne le glas de l'ultralibéralisme, cette école de pensée.... qui a imprégné la droite américaine et une partie de la droite européenne (mais qui) a heureusement épargné les chrétiens-démocrates allemands et la droite française, encore très gaulliste ». On voit en effet que même épargnés, même mettant en oeuvre des mesures qui sortent du credo de Friedman , les gaullo socio démocrates trouvent vite des limites à l’efficacité de leurs politiques économiques.
C’est d’ailleurs bien pourquoi « la crise risque de porter les pays du Nord à se fermer encore un peu plus. Plus les temps sont durs, plus le chômage menace, plus le travail se précarise et plus la peur de l'autre s'accroît ». D’où les politiques déshumanisées à l’encontre les immigrés que MR stigmatise. Mais toujours sans donner la bonne raison de ces mauvaises choses : c’est que pour se protéger, au lieu de réguler les échanges de marchandises, on régente les mouvements de personnes, car il est vrai qu’on ne saurait supporter les deux. Il ne peut y avoir de politique correcte libérale ( et ça c’est le bon libéralisme) d’immigration que s’il y a une politique de sauvegarde des marchés de nos entreprises.
Le chaînon logique qui manque à MR c’est de réfléchir sur la novation fantastique qu’a représenté, depuis précisément ces vingt ans où on attrapé « la gangrène », l’ouverture telle qu’elle s’est faite face à des pays sans beaucoup de règles ni sociales, ni environnementales, où un capitalisme de combat est parfois servi par la dictature politique et où il n’y a pas de vrais marchés intérieurs à l’échelle d’un «fordisme», mais une permanente oppression des pauvres ainsi qu’une fuite en avant pour vendre toujours plus et varié aux pays « riches » que ces nouveaux pouvoirs « tiennent » par ailleurs à raison de quelques achats stratégiques, mais surtout du fait que les nouvelles puissances ont consenti aux vieilles qui épargnent bien moins qu’elles ne dépensent, de considérables prêts publics et contrôlent aussi une part des économies occidentales par leurs prises de participations financières.
Il est facile de dire qu’il faut des règles déontologiques et finalement tout le monde est d’accord pour les afficher. Il est déjà plus difficile de savoir quel système monétaire international pourrait être un amortisseur de chaos dans les relations internationales et de crises financières et dans ce domaine, les vieux sociaux libéraux ont des idées, mais gérer le désordre structurel ne résout pas celui-ci en tant que matrice des crises cycliques . Il serait beaucoup plus difficile, mais tout aussi urgent, de chercher à savoir quelles règles du jeu des échanges entre pays inégaux pourraient être mises en oeuvre en respectant les intérêts de tous et en ne menaçant pas la paix entre les puissances. Un chantier difficile avec les intérêts croisés d’import-export , d’investissements réciproques ( où chacun tient l’autre par la barbichette) , avec les chantages à l’emploi de tous , à la pauvreté des uns, au pouvoir d’achat des autres. Un chantier techniquement sous influence des facultés souvent incontrôlables de libre échange que donne notre univers de communications apparemment faciles C’est d’ailleurs là un facteur évolutif qui peut changer les choses car les prémisses d’une réflexion incontournable viendront peut-être de communications moins faciles, plus coûteuses qui changeront la donne comme la prise de conscience du réchauffement a changé les termes des défis de l’économie mondiale.
Il y a des voies, des leviers, des possibilités, mais aussi longtemps que l’aveuglement subsiste sur ces motifs fondamentaux de la maladie ( la mise en relation de compétition absolue sans garde–fou de sociétés inégales dans leurs capacités et différentes dans leurs valeurs ) de la "gangrène qui touche tout le monde," et dont les méfaits coïncident depuis vingt ans avec l’ultralibéralisme dans les échanges, et dès lors que quasiment personne ne cherche comment on pourrait faire pour sortir de ce piège , cette gangrène continuera son oeuvre ... Sous la rémission de temps en temps de quelques règles apportant des traitements simplement symptomatiques. Même si N. Sarkozy, M. Rocard, et quelques DSK faisaient triompher leurs points de vue finalement convergents vers le plus petit commun,dénominateur ce succès de gestion financière n’apporterait pas les moyens d’une politique positive de redistribution des revenus entre le travail et le profit.