Voici - il est novembre encore,
celui du centenaire -
des ombres blanches déjà
comme chaque vieille famille en a
de cette vieille épouvantable guerre
portent bien sûr,
l'un de mes grands pères
Il envoit à sa femme
un panier tressé et des fougères
depuis Dieppe sous Douaumont
c'est à onze kilomètres de Verdun
et là encore, depuis Hautes Charrières
ou depuis l'Argonne, on ne sait pas
sur cette planche qu'elle a reconstituée
comme un reliquaire
on peut le déchiffrer
Depuis deux ans, semble-t-il, ils sont là
et son livret militaire
me dit que c'est dans le 114ème régiment d'infanterie
que Nicolas Noisette , la père de ma mère a servi
"campagne contre l'Allemagne,
l'Autriche-Hongrie , la Turquie, la Bulgarie"
comme 2ème classe
du 2 août 1914 au 25 janvier 1919
Je n'ai pas retrouvé les documents de guerre
du père de mon père, Jean Belorgey,
mais son épouse, Blanche Rondan, nous en parlait.
Alors pour mes différents grands parents , j'écris :
Il y en a qui oublient
moi, j’ai un passé présent
comme le poivre dans le sel
comme le palais des glaces
comme un lierre dans le mur
Rappelons nous , ma mère
– c’est le moment de nos confidences –
j’allume les cigarettes de la Libération dans cet immeuble bon marché
où l’on a eu si faim, si froid, les hivers de la guerre
et je regarde le fond du plat
J'y reconnais le berger de faïence brune
qui joue de la cornemuse et son gros chien grenat
Sous les joues de la lune
des étincelles allument sa pipe en bois
La voisine aux lourdeurs orientales
accompagnée du père, un négociant propret
posait au balcon ses formes bordelaises
entre topinambours et rutabagas
avant d’aller en cave partager sa chaleur
avec ceux que sous les alertes
faisait grelotter la peur
et pendant ces nuits de quarante
c'est la grosse Bertha sur Paris
que tu nous racontais
et déjà je fumais
A ce tabac, j’étais prédestiné
par mon grand père Nicolas
qui habitait rue Jean Nicot
et que forcément on appelait Nicot
d’autant qu’il consommait beaucoup de nicotine
Une cuisine, une pièce et une alcôve au-dessus des toits
sur la cour artisane face à la tour Eiffel
je lisse les gouttes de pluie
sur les fers d’appui de la fenêtre
Que le monde est immense et neuve la lumière
elle blondit l’armoire lorraine
qui remplit la chambre à tout faire
sous la vasque éclairante peinte de pommes rouges
face à la machine à coudre
merveille de roues, d’huile et d’aiguilles
comme un moteur de Jules Verne
où s’aveugle ma grand-mère
qui fut cousette puis ouvrière
pour les robes de cour des grandes couturières
chez qui j’ai eu mes premières grisettes
lors d’une Sainte-Catherine beaucoup plus tard
Mais l’armoire lorraine
elle est dans ma maison
ce fut avec son baluchon
tout ce qu’il emmena de son pays
dans une charrette à bras
Nicolas
le cadet des paysans pauvres - dans une charrette à bras -
un matin d’automne
lorsque sa mère l’embrassa
et l’envoya
gagner sa vie, en ville là-bas
Nicolas, je pense à toi
tu la tiras dans Paris
des ans et des ans
portefaix de ton état
avec Verdun pour récré
ton pantalon troué au ras du derrière
en souvenir du jour
où tu allas chercher la soupe sous les obus
parce qu’il vaut mieux mourir l’estomac plein
Tu l’as tirée ta charrette
depuis la rue Cassette
pour le compte d’un patron si bon
que lorsque tu fus à la retraite
il t’offrit
c’était son premier geste
une bouteille de bon vin
sans doute un vin de messe
puisque ton « poussin »
comme l’appelaient ses enfants à cols marins
il faisait dans les bondieuseries
que tu livrais ses crucifix
chasubles et statues, missels et surplis
dont croulait autour de Saint-Sulpice
son plantureux magasin au moisi d’eau bénite
Tu connus enfin avec Eugénie dont j'étais le petit-ils et garnement
tes premiers congés payés en trente sept à Pornichet
selon les photos ci contre et ci après
Mais je n’ai pas la vigueur de mes aïeux
on disait de l’autre qu’il tuait
un boeuf d’un coup de poing
que d’un envol de pèlerine plombée
il égayait quelques manifestants
Quand il était arrivé de sa Bourgogne natale
il avait été garçon boucher et sergent de ville
puis s’était logé rue de l’Échiquier
chez une concierge fatale
près des Boulevards
petite nièce par les courtisanes
du maréchal tonnelier
dont j’ai conservé,
puis vendu
de jolies caves et écritoires
en bois noir et incrusté
que ce grand traître Ney a caressées
Au musée Grévin et au Vaudeville
ma grand-mère m’emmenait qui adorait Pauline Carton
ainsi que les bonbons
c’était une forte femme
avec un doux visage et un gros bagout
qui gourmandait les locataires
et se louait de sa gourmandise
avec la cour, la loge, la cave, le cordon, les voisins
les poubelles, la porte cochère, le facteur et la tsf
elle avait inspiré Simenon
Sur une photo de dix-neuf cent
que j'ai malheureusement perdue
elle a un très beau chignon
une taille de majesté
et sur son épaule ronde
vers laquelle il porte un oeil ardent et broussailleux
le brigadier moustachu pose un poing à assommer des boeufs
A l'un et l'autre,
en regardant le savon mousser dans l’écuelle
comme le faisait monter les blaireaux de chacun de mes grands pères
je ne peux me raser
sans repenser tous les matins
je vais tantôt jouer avec l'un
qui était immobilisé
et me promener avec l'autre
qui n'arrêtait pas de trotter
J’aurais bien aimé grand Jean de Nolay
dit Joigny
né en fait à Thury
avoir ta carrure de grand gueux
et savoir tricher comme tu trichais
lorsqu’on jouait au jacquet
tricher comme tu l'avais certainement appris
au poste de police ou entre copains et complices
de ta vie militaire
mais de la police et de la guerre
tu ne voulais jamais parler
et lorsqu'on essayait de tirer ça au clair
tu entrais dans des colères de feu
dont la violence avouait
des horreurs enfouies
au fond de cette nuit
qui a fini par t'envahir les yeux
Et toi, Nicolas,
de la rue d’Odessa à la rue Saint-Sulpice
je marche avec toi, dans tes pas Nicolas
je te dois bien ça
à toi qui n’est plus qu’un squelette
Tu es mort dans une petite clinique bien triste
dans un quartier bordant la gare Montparnasse
à deux pas des immeubles rideaux
où j’ai vécu plus tard heureux
dans le verre et l’acier
en écoutant les trains qui reviennent de la mer
Toi qui aimais si fort la vie
ma grand-mère, les grisettes
le tabac et les revues du quatorze juillet
mon père et les courses
Auteuil où il t’emmenait
tu es mort le lendemain du jour
où je t’avais encore rasé
avec l’un des premiers rasoirs électriques
tes poils raides et blancs
couchés durs à saisir sur ta peau ravinée
révélant que tu avais tant maigri
le lendemain, du jour où je t’avais rasé
tu es mort et j’en avais été soulagé
Nicolas, je pense à toi à chaque porte cochère
tu t’y arrêtais toujours
pour rallumer tes pipes centenaires
lorsque tu promenais mon petit frère
Je pense à toi
de la rue d’Odessa à la rue Saint-Sulpice
lorsque je retrouve le chemin de nos vices
chauds les marrons, chauds les girons
tout près de mes premières amours
dans ces petits hôtels de passe
qui portent des noms de province
et je sais que t’aurais bien aimé être à ma place
derrière ces bas noirs et moulés
qui montent devant moi la promesse de l’escalier.