L'évocation que je viens de faire de Lascaux me conduit à revenir sur mes "mémoires de Dordogne" que je tire de l'ouvrage précité sur ce blog " Bulles d'Histoire et autres contes vrais" ( Phenix Editions 2000)
- "ENTREZ TOUS - 1977"
Des vies intenses mêlaient sur ce vieux terroir les faisceaux de leurs diversités. Les repas de chasse, de comices agricoles, de célébrations historiques ou de "félibrées" occitanes n'étaient pas seulement, dans telle halle ou telle bastide, telle grange ou tel château, telle ferme ou tel restaurant, telle grotte ou telle salle des fêtes, de redoutables chemins gastronomiques reproduisant les menus pouvant compter, arrosés de blancs moelleux et de rouges puissants, les douzaines de plats d'antan. C'étaient aussi des circonstances où se révélaient les uns et les autres : l'érudition de beaucoup, l'enracinement de tous, l'attachement passionné des petits exploitants à leur complexe de tabac, vaches laitières et maïs et des grandes familles à leurs ruines en restauration accrochées aux escarpements dominants les abris sous rochers des temps préhistoriques. Philippe Rossillon vint y promener, les dernières années de sa vie, son profil d'aigle hanté par la francophonie et les nostalgies de "Patrie et Progrès". La créativité culturelle - dans l'édition qu'illustra le talent de Pierre Fanlac, les arts plastiques, la restauration architecturale - se nourrissait de terreaux immémoriaux.
Mettre le passé au présent était l'active volonté d'un milieu régional qui aimait, pour certains jusqu'à s'en ruiner, tous ses patrimoines. Le conseil général, déjà propriétaire de bien des demeures, adhéra à l'idée d'acheter le château en perdition d'une vieille noble famille parce que "des manants pourrait ainsi coucher un jour dans le lit de leurs maîtres". Les héritiers de "Jacquou le croquant" assuraient ainsi bien des actions salutaires. C'est ce Département de la Dordogne qui devint, sur ma proposition et après que le bénéficiaire de la concession, Emmanuel de la Rochefoucauld, n'ait pu faire face aux trop importantes dépenses qu'il fallait consentir, le maître d'ouvrage de la réalisation d'un fac similé de la Grotte de Lascaux . Calcification et champignons avaient conduit Malraux à la fermer au public. On ne croyait guère en ce temps au succès d'une copie. Il fallut unir la foi en leur pays de conseillers généraux de gauche et la perspicacité d'un ancien membre du cabinet de G. Pompidou, le très fin Philippe Lecat.
Il était devenu ministre de la Culture, après avoir été élu, en Côte d'Or, dans une circonscription marquée par une forte densité de "Bélorgey" . Ce patronymique bourguignon fréquent a notamment fourni un officier d'artillerie, un supérieur de Cîteaux, un récoltant de Pommard, une bonne pléiade d'agriculteurs et de membres des professions commerciales et libérales, un photographe coquin célèbre dans les années cinquante pour lequel mes camarades de service militaire se plaisaient à me faire passer. Je n'ai de lien direct de famille avec aucun d'entre eux. Voilà, lorsque j'ai pu l'établir, ce qui a rassuré l'éleveur de Pommard. Son premier accueil soupçonneux, lorsque je cherchais à acquérir son vin de mon nom, manifestait en effet certainement l'inquiétude que mon lignage me permette de revendiquer quelques ouvrées de son cru. Ma seule ascendance est dans les paysans du canton de Nolay. Appartenant, loin des vignes, aux familles pauvres des rebords du Morvan - dont chacun sait sur la côte qu' "il ne vient que des bestiaux, mais ni bonnes gens, ni bonnes ieaux" - ils durent, à la fin du siècle dernier, aller chercher pitance à Paris. Ainsi peuplée de lointains ancêtres et homonymes, ma Bourgogne a bien servi le Périgord. Philippe Lecat m'a reçu, avec les gens de mon nom, aux Hospices de Beaune, puis m'a bien aidé. Il m'avait dit, un jour, aux Eyzies, sous l'homme de Cro-Magnon, avec toute la malice de celui auquel on ne la fait pas :
« j'ai pris ta circonscription, je te devais bien ça ».
Parlait-il de cette rosette des arts et lettres qu'il me remettait publiquement avec tant d'humour ou du coup de main du Fonds d'Intervention Culturelle d'alors et sans lequel il n'y aurait pas eu de "Lascaux II"? Cette fructueuse copie est, aujourd'hui, à la seule gloire de l'assemblée départementale, les élus occultant toujours ce qu'ont fait les préfets. Qu'importe. Le public revient en masse rentabiliser cette prouesse de résine enfouie dans un blockhaus dont les boyaux font, au millimètre près, réplique aux courbes de niveaux des diverticules de l'original et portent les reproductions assurées avec des pigments naturels des peintures rupestres de la nuit des temps.
Cette nuit des temps est celle que déchire chaque aube révélant, dans l'ocre des lumières, l'ondulation des longs compartiments de terrain par lesquels on pénètre dans "le pays de l'homme", comme ses panneaux publicitaires aiment à désigner la Dordogne. L'interprétation du présent par les origines obsède quelques chantres du pays. Un personnage ayant tout un parcours classique d'enseignant, couvert de fonctions associatives, vif mercure de tant de cérémonies, n'aimait-il pas, soutenu par le rayonnement de son visage et de son accent, répéter sa lecture du "chabrot"? "Faire chabrot", c'est mêler du vin rouge à un fond de soupe ou de tourin d'ail écrasé, puis porter à ses lèvres l'assiette ou le bol du breuvage. Mais ne lève-t-on alors les yeux au ciel, ne redresse-t-on vers celui-ci ses deux petits doigts tandis que le corps de la main soutient le récipient ? N'est-ce la mimique d'une prière au soleil, symbolisant par les phalanges dressées les cornes d'un taureau dont le sacrifice teint de sang la nourriture de l'homme?
Les érudits locaux débattaient du sens des peintures décorant les grottes et, plus encore, des milliers de dessins qui y sont aussi gravés et qui n'apparaissent souvent que sous l'éclairage rasant d'une torche. Il y avait les tenant des différents symbolismes : sexuel, magique, religieux , invoquant les pères des découvertes ou le pape Leroi-Gourhan. Il y avait celui qui soutenait que les grottes n'étaient que d' immenses tableaux de chasse, comme les livres d'or d'aujourd'hui : "les peintures c'est le frontispice; les gravures, en dessous et autour, c'est le décompte des animaux tués; c'est en même temps une comptabilité de répartition entre les hommes et les clans, comme le fait apparaître telle ou telle présence stylisée d'un personnage ". Il a accumulé les croquis et les notes. Il cherche toujours un éditeur, avec moins de succès qu'un collaborateur de la Nasa qui, dans "les racines de la civilisation" (Plon 1972), esquisse une théorie selon, laquelle les inscriptions rupestres sont commandées par des cycles lunaires, ont un sens cosmique et sont donc l'un des premiers pas vers la découverte de l'espace. Séduit par l'hypothèse du livre de chasse, je m'en ouvrais à un ecclésiastique, grand spécialiste du Périgord, le père Pommarède dont les travaux d'histoire locale font autorité. Il me répondit que j'étais comme l'homme de la Nasa. Ceux qui n'ont pas de foi choisissent toujours de lire un phénomène mystérieux par leur déformation professionnelle ou personnelle. C'est parce que j'étais sans doute athée, au mieux un agnostique, et surtout grand chasseur, que j'étais tenté de voir dans ces rites picturaux dont la dimension spirituelle était, pour lui, évidente, des tableaux de chasse et une geste comptable.
Mon plaisir était de faire vivre souvent en complices des gens qui, dans un paysage partisan durement bipolaire, se battaient sans merci au plan politique. On vérifiait la vieille formule selon laquelle une préfecture, pour remplir sa fonction de médiation, c'est d'abord un drapeau et ensuite une cuisinière Les élus se souciaient d'ailleurs de savoir si j'avais bien tous les moyens nécessaires aux réceptions. J'avais, à mon arrivée, allégé les déjeuners de manière qu'ils puissent effectivement être des "déjeuners de travail", mais ce n'était pas conforme à une tradition d'opulence. Une délégation inquiète vint s'enquérir auprès de ma femme si le budget alloué lui suffisait. Celui-ci permettait largement que la Préfecture soit la Maison commune aux tables de laquelle se découvraient parfois des hommes et des femmes que la vie locale séparait, des membres de professions bien différentes, des personnalités de passage appartenant aussi bien au monde des arts ou du show-biz du temps qu'aimaient rencontrer médecins, hommes de loi, commerçants, syndicalistes, militaires, ecclésiastiques, agriculteurs, chefs d'entreprises, fonctionnaires, peintres, hommes de lettres, figures traditionnelles du pays ou résidents l'ayant adopté pour leurs vacances ou leur retraite.
L'un d'entr'eux - qui fut un éminent professeur à la Sorbonne et l'un de mes bons maîtres que j'estime très fort - dîne à l'une des tables rondes qui accueille aussi à sa droite l'épouse d'un collègue, fille d'un général. La conversation roule sur une période d'histoire contemporaine à laquelle a été mêlé le père de l'une et qui est de la spécialité de l'autre. Je suis satisfait d'avoir bien assorti mes hôtes dont les opinions sont contraires, mais qui partagent des sujets d'intérêt commun. La femme est brillante et piquante; l'historien âgé s'échauffe. Il prend la main de sa voisine, la porte sous la table et lui déclare, ravi :
« sentez madame, ce que vous êtes capable de faire à un vieil homme ».
L'héritière d'un soldat sut accueillir cet hommage en souriant et l'on passa au café. Je ne sus m'empêcher de raconter l'anecdote au chef de corps - le régiment de chasseurs - face auquel je m'étais retrouvé lors de ma prise d'armes d'arrivée. Par le plus grand des hasards, c'était l'officier avec lequel j'avais partagé mes derniers mois d'Algérie et qui avait été blessé dans l'opération pour laquelle j'avais donné le renseignement des gazelles avant d'être ré-embarqué pour la France. Nos différences de sensibilités n'affectaient pas une forte camaraderie. C'était un vrai Saint-Cyrien, un homme de guerre, le père très catholique d'une famille nombreuse et un bon compagnon. Il me conviait pour me distraire à quelques grandes manoeuvres. Il aima la verdeur de l'histoire . Il se la raconterait à lui-même lors de la prochaine prise d'armes.
« Car, vois-tu - me dit-il - ces prises d'armes, il faut les faire pour montrer l'armée au pays, mais, à la différence des manoeuvres, c'est schiant. Tu le sais bien. Il y a de longs moments d'immobilité et de silence. A quoi peuvent bien penser tous ces gens qui sont là, pendant ce temps : nous, les trouffions, les porte-drapeaux, les anciens combattants ? »
Et il ajouta, parce qu'il avait des lettres, la vie militaire lui laissant le temps de lire :
« Je voudrais écrire un gros roman un peu pareil que " La vie, mode d'emploi " : tout ce qui se passe dans la tête de chacun pendant une prise d'armes : comment tous ces participants sont ailleurs ! »
Nous eûmes encore ensemble bien des onze novembre et des quatorze juillet, des inaugurations et des visites officielles. Mais il y avait plus délicat : les visites politiques.
Dans la France républicaine, l'opposition est respectée . Peut-être plus encore lorsqu'elle est, au sein même d'une majorité, une fraction marquant sa différence par rapport au pouvoir en exercice. Telle était la situation de Jacques Chirac faisant son tour des Français alors qu'il venait de céder la place à Raymond Barre. C'est ainsi qu'il vint à Périgueux où le grand baron qu'était Yves Guéna ne pouvait que l'accueillir au mieux. J'avais plusieurs bons motifs de suggérer au bureau de l'assemblée départementale d'offrir un apéritif de courtoisie au visiteur. J'avais été son très proche collaborateur, mais, vis à vis de l'Élysée et du gouvernement certainement sourcilleux, il eut été périlleux que je le reçoive personnellement. Mais c'était un Premier ministre sortant envers lequel mon conseil général de gauche se plairait à un geste républicain. La solution était de faire de sa présence l'opportunité d'un contact , comme je le souhaitais toujours, entre des personnalités de familles politiques différentes. Le bureau de l'assemblée départementale fut séduit par l'idée d'un geste élégant. Il fut convenu que participeraient chez moi à une rencontre informelle autour d'un rafraîchissement, quelques grands représentants de tous les partis.
Mes grands élus se retrouvèrent vers midi dans les salons préfectoraux pour accueillir le visiteur déjà illustre et, dans ce sud-ouest, hors de toute option politique, sympathique à beaucoup de ses voisins de Corrèze. Je descendis pour l'accueillir devant le perron. Il arrivait à pied, accompagné de quelques amis et suivi d'un groupe nourri de sympathisants occupant sur plusieurs rangées toute la largeur des célèbres allées de Tourny. Il escalada les marches du seuil d'entrée, embrassa ma femme en lui disant :
« merci de nous accueillir ainsi ».
Il se retourna, hilare et chaleureux, vers les grilles où s'était massée la foule :
« bien entendu, vous entrez tous »,
ce que chacun fit avec empressement.
"Entrez tous", n'était-ce, en fait, mon propre mot d'ordre pour l'usage de la maison commune. Mais en l'espèce, le dosage n'était plus adéquat. Mes notables communistes, socialistes et radicaux se retrouvèrent dans un bain d'élus et de militants gaullistes. Il n'y avait naturellement pas assez de verres, ni d'autres choses d'ailleurs. Le service débordé levait les yeux au ciel. Les membres du bureau s'éclipsèrent. Lors de la séance suivante de l'assemblée départementale, celle-ci vota une motion protestant contre le fait que le préfet du département puisse utiliser les crédits de la collectivité pour une réception politique.
Puis les membres du bureau me convièrent à un large pot au bar du Conseil général. C'était d'ailleurs le lieu traditionnel des réconciliations parfois nécessaires entre le représentant de l'État et les membres d'une assemblée qui avait une conception bien à elle de ses pouvoirs. Lors des ouvertures de chaque session, loin de se limiter aux affaires d'intérêt départemental, ses ténors, et bien d'autres, faisaient un large tour d'horizon des problèmes internationaux et nationaux, engageaient des débats à leur propos et mettaient des textes aux voix. Le préfet qui assistait aux séances aurait du "poser la question préalable", c'est à dire s'opposer à ces points hors compétence de l'assemblée; mais il se contentait, sur la tribune, de reculer son fauteuil d'un air un peu distrait ou de compulser attentivement ses dossiers. Irrité par certaines difficultés avec mes interlocuteurs locaux, ayant traité un essai de sevrage tabagique par quelque fortifiants abusifs, il m'est une fois arrivé de poser la fameuse "question préalable".Une part de la presse locale du lendemain me qualifia de" préfet de combat". Il est vrai que j'avais appelé l'Assemblée à "ne pas confondre sa fonction administrative de conseil général de la Dordogne avec un rôle politique de Parlement du Périgord"; puis n'étant pas écouté, je m'étais solennellement retiré vers mes bureaux suivi de la totalité des fonctionnaires.
La matinée écoulée, un émissaire des élus me pria, "puisqu'on n'était plus en séance officielle", de venir partager les rafraîchissements de clôture. Dans cette région productrice de tabac ( prononcer "tabak"), il y avait aussi un plateau offrant de larges dégustations de cigarettes et cigares qu'un conseiller de ces crus poussa vers moi.
« On sait bien pourquoi vous étiez si vif ce matin, Moussou le préfet. Vous avez arrêté de fumer; ça vous porte sur les nerfs; il ne faut pas. »
J'ai tendu ma main vers les paquets et j'ai recommencé.
"VOUS PARTEZ DÉJÀ" - 1978
En 1978, la chrétienté perdit un pape, Paul VI, ce qui conduisit à des offices très solennels célébrant sa marche vers l'éternité. Dans tous les chefs lieux de France, au premier rang des fidèles se comptaient les autorités civiles et les parlementaires et élus de tradition ou de la majorité d'alors. A peine quelques semaines plus tard, Jean Paul Ier qui avait succédé au pontife décédé disparut à son tour. Devant un tel acharnement du sort, un tel signe du ciel, le choc fut si réel dans la superstition de toutes les consciences que les nouveaux offices solennels rallièrent toutes les familles politiques au banc des cathédrales et des églises en deuil.
C'est ainsi que l'on vit, dans un département du Sud Ouest, les conseillers généraux communistes, avec des blouses bleues de vacher et des foulards rouges, chanter en occitan les cantiques, tandis que même les plus laïques des socialistes vinrent s'unirent aux cérémonies. L'un des plus célèbres d'entre ceux de l'avant dernière génération et que ses amis avaient encore provisoirement laissé présider un conseil général en souvenir de ses services de ministre et de haut délégué, mais dont la santé avait été ébranlée par une attaque, se trouva ainsi, au premier rang. Il était face au choeur de la basilique, à la troisième place après le préfet en bel uniforme et le député maire du chef lieu, lui même ancien ministre gaulliste de haute rigueur et grande raideur dans les relations avec ses concurrents vis à vis desquels il avait un principe : ne jamais les saluer en public. Dans l'ordre du décret protocolaire de 1907, suivaient en rang d'oignons les notabilités diverses.
Lorsque l'officiant - au moins un évêque - se retourna vers les fidèles pour leur dire "La paix du Seigneur soit avec vous. Donnez vous la paix" , chacun, répondant à une tradition conviviale bien vivante en cette partie de France, se tourna vers son voisin pour lui donner la main, l'accolade, le baiser. Et même le ministre gaulliste habituellement si distant, emporté par la charité chrétienne de ce grand jour, porta ses mains vers celles du vieux président socialiste qui lui dit :
« vous partez déjà ».
- "IL FAUT BIEN MADAME LA REINE" / 1979
Le déplacement au plus profond de la République d'une personnalité de sang royal est une affaire d'autant plus délicate que ce voyage est privé : même lorsque la voyageuse est l'une des plus sympathiques personnalité du temps, connue, sous les bombardements, pour son courage solidaire avec son peuple et son soutien pour le nôtre pendant les épreuves de la guerre. Née avec le siècle, la reine-mère Elizabeth, l'a accompagné de sa force de vie, de ses toilettes pastel, de son teint vif surmonté de chapeaux en jardins et de cages d'oiseaux . Depuis qu'elle est libre de charges d'État, elle fait beaucoup de visites chez ses amis qui adorent sa tonicité et sa drôlerie. Ceux qui l'avaient conviée en Périgord appartenaient à ces familles de la noblesse anglo-française que, notamment dans le sud-ouest, rien ne sépare plus depuis la fin de la guerre de cent ans. Il est vrai que sur la ligne des bastides qui faisait frontière, les seigneurs du temps étaient réputés avoir des plaques de cheminée avec un blason royal sur chaque versant : l'un de France et l'autre d'Angleterre.
C'est ainsi que sur de vieux chemins balisés d'autant de vins appréciés en commun, d'échanges architecturaux et d'alliances que de batailles et de sangs, la reine avait un programme d'accueil de châteaux en demeures. L'autorité d'État eut toutefois autre chose à faire qu'à saluer la reine à l'arrivée et au départ sur l'aéroport de Limoges. Organiser un déjeuner de dames - pour lequel il fallu informer la gentry locale que celles-ci devaient y participer avec chapeau- ne fut qu'un point d'orgue.
Les protocoles et services de sécurité avaient veillé à l'essentiel. Le dosage du cocktail martini dry à servir fut communiqué par télégramme diplomatique. Le chauffeur, le page et la première dame d'honneur furent hébergés à la préfecture bien à l'avance, le premier pour prendre livraison de la Bentley, les deux autres pour faire le repérage de tous les lieux où coucherait la reine. Le groupe sanguin - exceptionnel, c'est un secret et je ne le dirai pas - fut indiqué de telle sorte que, discrètement, partout, sur les parcours, il y ait une voiture ambulance dotée des moyens et du liquide de transfusion adéquat. La grotte de Lascaux, fermée à tous les publics pour que la préservation en soit assurée, fut évidemment ouverte à la reine plutôt que sa copie et Monsieur de la Rochefoucauld, son propriétaire fut consolé par cette visite, qu'il guida lui-même, d'avoir perdu des centaines de milliers de visiteurs par an. Au cours du dîner qui suivit, on vit notamment rouler d'assiette royale en assiettes princières et républicaines, une énorme truffe que sa Majesté voulait absolument partager.
Tous ces soins et bien d'autres apportés, sans ironie, avec respectueuse affection, à une telle visiteuse eurent pour délicat écho que ma femme et moi-même furent conviés à suivre presqu'en chaque étape le déplacement royal qui se déroula, sans un accroc, dans la bonhomie, la délicatesse et l'humour. Nous fumes invités à lui "faire signe" lorsque nous passerions à Londres et effectivement conviés, sans pouvoir nous y rendre, à son anniversaire suivant à Buckingam. Le plus grand étonnement de son voyage fut , alors qu'elle s'efforçait de mêler son anglais à une écoute attentive du français, de découvrir, dans ce pays réputé jacobin et unifié, l'emploi d'une troisième langue : la langue d'Oc. Pour l'honorer, les compagnons des Félibres - c'est à dire de ces sociétés d'hommes libres qui entretiennent les contes, les chants et les rencontres en occitan- lui donnèrent une fête, peuplée de danses et d'allocutions auxquelles la royale hôtesse souhaita répondre. Le député maire se débrouilla bien. Il traduisit l'esprit des Félibres dans un impeccable anglais qu'il parlait comme un Lord dont il a tout à fait le port; il traduisit l'anglais dans une langue encore différente de celle de Mérimée, celle de l'occitan du sud-ouest qu'il parlait comme un gitan dont beaucoup disent qu'il a le type. Après ces triomphes, la reine-mère ne voulut plus partir sans s'être un moment plongée dans la vie populaire du chef lieu.
Le marché , Dieu merci, avait lieu le matin précèdent son envol. Les sinueuses rues commerçantes voisines de la place principale, non loin de la cathédrale, étaient très animées et, de toute façon, impénétrables par la Bentley. Autour de celle-ci qui attendit sur un terre-plein, une volée de gamins demandaient au chauffeur, qui s'acquittait avec bonne grâce, de faire fonctionner et fonctionner encore le marchepied dépliant. C'est donc à pied, malgré les précautions envers l'artérite, chaussée d'escarpins bleus en harmonie avec le tailleur et la voilette, qu'avec son escorte, la reine "fit" la rue Limogeanne, un pèlerinage de Périgueux connu du monde entier. Elle entrait dans chaque cour admirer une architecture, un escalier, une voûte. Elle pénétrait chez les commerçants dont les vitrines offraient les produits les plus tentateurs - gras et vins moelleux - dont, malgré ses protestations, ils remettaient un échantillon à un membre de la suite. L'un d'entre eux réussit, avec la complicité de ma femme qui faisait souvent ses courses chez lui - " mais, c'est ma petite cliente" - à lui faire signer son livre d'or. Puis, sous quelques bravos de bon ton et après avoir embrassé les petites filles qui lui offraient des fleurs, elle se porta vers les étals.
Des grands parasols carrés ou octogonaux multicolores tendus au dessus les tréteaux donnent, sous la force du soleil, leur structure et leur intensité aux marchés forains de ce midi. Venues des fermes et élevages d'alentour, les marchandes y exposaient, comme à l'accoutumée, des théories de canards et d'oies, plumés, alignés sur le dos, chacun l'orifice abdominal un peu ouvert pour que les acheteurs puissent estimer l'importance et la qualité des foies sans endommager la pièce. La reine mère d'un peuple aussi sensible aux animaux ne put se retenir. Dans un français attristé par l'accent, elle prononça :
« oh ! les pauvres petites bêtes ».
Et la marchande, devant l'étal de laquelle elle s'était arrêtée, s'excusa :
« il faut bien, Madame la reine ».