À RELAYER
texte remarquable
dont je ne connaissais pas l'auteur
j'ai trouvé ces liens pour le découvrir
http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/barbancon.html
http://criminocorpus.cnrs.fr/qui-sommes-nous/160/
et je regrette encore plus de n'avoir pas eu l'occasion de croiser cet homme sur des chemins pour partie un peu partagés entre Algérie et Pacifique
Contribution au colloque du 9 octobre 2013 à la maison de la Nouvelle Calédonie *
Des accords de Matignon à l’Accord de Nouméa 1988-1998
Louis-José Barbançon
« … Matignon. Non pas ce compromis, mais au contraire, cette percée. Cette avancée. Cette victoire.
Et d’abord, une victoire sur soi… La plus grande des victoires. Sur la douleur intime. Sur le ressentiment. Sur la légitime méfiance. »
Aimé Césaire, comment ne pas citer ses phrases définitives, en évoquant le ressentiment et la légitime méfiance faisait référence aux 140 années de l’histoire coloniale du pays Kanak, mais le 26 juin 1988, le ressentiment et la légitime méfiance dominent également en Nouvelle-Calédonie, à l’annonce de l’accord de Matignon.
Comment pourrait-il en être autrement aux lendemains d’une guerre insulaire ? Car à la dimension de l’île, c’est bien d’une guerre qu’il s’agit.
Les médias ont popularisé l’expression « les Événements » qui avait été utilisée pour qualifier les opérations de « maintien de l’ordre public » en Algérie. Pourtant, sur le terrain, l’affrontement physique, idéologique et armé, oppose deux camps antagonistes : les indépendantistes et les non-indépendantistes aussi appelés «loyalistes». Comparées de manière proportionnelle à la population française d’alors, les quelques 73 victimes civiles et militaires représenteraient près de 26 000 morts dans l’Hexagone, tandis que les 1200 réfugiés de toutes origines contraints et forcés au départ des vallées vers les villages et des villages vers des communes de la côte Ouest et du Sud, correspondraient à près de 400 000 personnes déplacées ! Dans un milieu insulaire où la proximité géographique, relationnelle ou parentale peut se transformer en facteur aggravant, tout comme la rumeur et l’insécurité permanente, il convient aussi de prendre en compte les milliers d’actes répréhensibles portant atteinte aux personnes et aux biens commis sur une durée de 93 mois. Ajoutons y, l’encadrement de ce segment d’histoire par des assassinats de personnalités politiques : Pierre Declercq en 1981, Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné en 1989 ; un effectif total de 7 020 personnes des forces armées et de l’ordre en septembre 1987, soit 44 militaires pour 1 000 habitants, le blocus de Thio durant près d’un mois ou la présence de milices et de groupes armés à Nouméa et dans de nombreux villages. Les images que nous venons de visionner, montrent bien la réalité des opérations militaires. Il ne s’agit pas de simples opérations de police dans le cadre du maintien de l’ordre public.
Bernard Pons déclare au Figaro, avant l’assaut de la grotte d’Ouvéa, le 24 avril 1988 : « Il y a eu entre 1981 et 1986 32 morts et des centaines de blessés. La Nouvelle-Calédonie était en état de guerre civile. (...) »
Dans la lettre d’accompagnement de l’accord de Matignon, Michel Rocard écrit : « L'affrontement de ces deux convictions antagonistes a débouché jusqu'à une date récente sur une situation voisine de la guerre civile. »
Pour sa part, Jean-Marie Tjibaou dénonce dans le Figaro des 7 et 8 mai 1988, donc après Gossanah, l’intervention « … d'une armée menant une guerre coloniale ».
Ces qualificatifs « civile » ou « coloniale » qui diffèrent sont révélateurs de deux approches distinctes. Pour les représentants de l’Etat, s’il y a guerre, il ne peut s’agir que d’une guerre civile. Seuls sont engagés les responsabilités des Kanaks et des Caldoches, l’Etat se réservant le rôle historique d’Etat impartial, protégeant les Kanaks de la violence caldoche et les Calédoniens de la violence kanake. Etat impartial, l’expression est d’ailleurs utilisée en titre dans l’accord de Matignon. Mon vécu d’insulaire et ma longue fréquentation des archives traitant de l’histoire mouvementée de la Nouvelle-Calédonie depuis la prise de possession, m’incitent à penser que la formule « Etat impartial » demeure l’un des plus beaux oxymores de la langue française. D’où l’importance des adjectifs qualificatifs. En effet, en cas de guerre coloniale, la responsabilité de l’Etat colonisateur est forcément pleine et entière. Qu’en est-il exactement après Gossanah ?
Dans la première séquence insurrectionnelle des «événements » entre 1984 et 1985, les caractères d’une guerre civile existent, déplacements de population, affrontements directs entre Kanaks et Calédoniens qui font 24 morts. Dans la seconde séquence entre 1987 et 1988, il y a 34 morts dont 31 proviennent d’affrontements entre des militants Kanak et des militaires français. Le caractère de guerre coloniale est patent. L’attaque de la gendarmerie de Fayahoué montre bien que ce sont les représentations de l’Etat colonial qui sont visées, comme la décision en avait été arrêtée par les indépendantistes quelques semaines plus tôt à Maré.
Mon propos n’est pas ici, de clore ce débat, mais de rappeler l’incertitude des mots de l’Histoire. Les réponses sont dans l’avenir. Si le pays connaît une décolonisation dramatique accompagnée d’une diaspora des communautés non-Kanak, les termes de « guerre coloniale » ou de « guerre d’indépendance » s’imposeront. Si d’un destin commun et d’une communauté de destin naît une nation, alors les termes de « guerre civile » présideront à cette naissance comme la « civil war » a présidé à la naissance de la nation américaine.
Dans ce contexte de sortie de guerre, l’accord de Matignon annoncé le 26 juin 1988 est d’abord un cessez-le-feu, un armistice, ouvrant une trêve. Les accords signés rue Oudinot, le 20 août suivant, transforment cet armistice en traité de paix, mais une paix qui règle plus le présent, par le partage du pouvoir comme l’a montré Pierre Bretegnier dans un colloque tenu au Sénat sur le sujet, que l’avenir qui sera le propos de l’Accord de Nouméa.
En août 1988, bien des incertitudes demeurent. L’urgence est de faire approuver les récents accords par un référendum national, c’est une exigence des indépendantistes qui veulent se garantir d’un changement de majorité en France. Mais en Nouvelle-Calédonie, rares sont ceux qui pensent que les accords Matignon-Oudinot sont une « percée, une avancée, une victoire» pour reprendre les mots de Césaire. Pour s’en persuader, il suffit d’analyser les résultats du référendum du 6 novembre 1988.
Au plan national, les électeurs français répondent Oui à 80 %, mais avec une abstention record de 63 %.
En Nouvelle-Calédonie, les résultats sont les suivants : 29285 Oui soit 57% contre 22062 Non. La participation s’élève à 62.4 %.
Dix ans plus tard, le 8 novembre 1998, la consultation sur l’Accord de Nouméa donnera 55400 Oui presque 72 % contre 21697 Non. La participation s’élève alors à 74,2%.
Force est de constater que le référendum de 1988 reste dominé par le « ressentiment et la légitime méfiance » tandis que la consultation de 1998 traduit une plus grande adhésion. Rapporté aux chiffres des inscrits ce passage de la méfiance à l’adhésion est encore plus flagrant. En 1988, les Oui ne représentent que 33 % des inscrits contre 52 % en 1998. Tandis que le pourcentage de Non varie beaucoup moins 25 % en 1988 contre 20 % en 1998. Les 12 points de plus de participation ont largement profité au Oui.
Une analyse plus approfondie des résultats de 1988 montre que dans les communes de population essentiellement mélanésienne, le Oui l’emporte avec des scores allant de 85 à 99 %. L’électorat FLNKS et indépendantiste a donc répondu présent et a apporté la majorité des voix qui constituent le Oui. Cet électorat représente alors environ 26000 voix si l’on se réfère aux élections précédentes. Compte tenu d’une part, de l’absence de campagne de procurations sur les Loyauté qui entraîne une diminution de la participation et d’autre part, des indépendantistes qui comme le FULK ont voté Non, on peut estimer que 85 % de cet électorat a voté Oui.
Les 29300 voix du Oui sont donc composées d’au moins 22000 voix indépendantistes soit 3 Oui sur 4. Ce n’est donc pas dans le camp indépendantiste que se situe la légitime méfiance ou du moins ses militants et ses électeurs ont su dans leur très grande majorité les surmonter. Hélas, l’avenir tragique de Jean-Marie et de Yéyé montrera que tous n’avaient pas accompli ce chemin.
Ceux que l’on appelle « les Loyalistes » représentent environ 46700 voix (résultats des régionales de 1988), dont 31000 pour le RPCR de Jacques Lafleur et 15700 pour les partis situés à la droite du RPCR, le Front national, le Front calédonien et l’Entente. Ces derniers ont tous fait campagne pour le Non. Leurs voix forment les gros bataillons du Non, 15700 sur 22000, auxquels s’ajoutent le Non indépendantiste environ 1500, ce qui laisserait 4800 Non, issus du RPCR soit à peu près 15 % de son électorat, ce qui dans ce contexte est remarquable.
Sur 29300 Oui, 22000 proviennent des rangs indépendantistes, il en reste donc 7300 pour les Loyalistes majoritairement RPCR, en gros, un électeur RPCR sur 4 a voté Oui.
Plus de la moitié de l’électorat RPCR s’est abstenu ou a voté blanc ou nul. Jacques Lafleur doit donc faire face une situation délicate puisqu’il n’a pas réussi à convaincre son camp de voter Oui, il n’a d’ailleurs pas fait une campagne très active. Cependant, ses troupes ne se sont pas retournées contre lui, elles se sont abstenues, préférant une situation d’attente qui leur permet de remettre leur décision à plus tard. De plus, pour Jacques Lafleur, la difficulté provient du fait que c’est l’électorat d’origine européenne en général qui a voté Non. La capitale Nouméa a voté Non à 64% et surtout les scores du Non sont plus élevés dans les quartiers sud de Nouméa que dans les quartiers populaires où la mixité ethnique domine. La Noumeaklatura n’a pas suivi Jacques Lafleur, le Oui RPCR est minoritairement européen. Le RPCR tient encore par son électorat issu des minorités. L’image métropolitaine d’un Jacques Lafleur représentant des riches et soutenue par la bourgeoisie se révèle fausse, du moins dans cette période des lendemains du référendum.
Dix ans plus tard, en 1998, l’implication de Jacques Lafleur dans la campagne est décisive non pas pour convaincre la majorité de l’électorat européen, les beaux quartiers de Nouméa restent les plus imperméables au Oui, mais pour en convaincre suffisamment pour atteindre les 72 %. Les abstentionnistes de 1988, les indécis, les attentistes sont allés voter et ils ont en général opté pour le Oui. A titre personnel, pour la première fois, j’admets alors que le pays est redevable à Jacques Lafleur de ce résultat que je considère bien plus important que la plus médiatique poignée de main.
Le temps a donc accompli son œuvre réparatrice, mais fallait-il aussi que ce pays possède de profondes valeurs chrétiennes pour y parvenir, fallait-il que les gens du pays aient envie de faire passer les valeurs de partage et de pardon avant la raison. Dans de nombreux colloques, j’ai souvent entendu d’éminents juristes démontrer à grand recours d’arguments plus rationnels les uns que les autres, combien l’Accord de Nouméa était un monstre juridique, combien il remettait en cause les valeurs de la République, combien il méritait d’être contesté, et déféré devant les plus hautes instances judiciaires. Il n’existe pas de valeurs Kanak, ni de valeurs chrétiennes sur lesquelles d’aucun pourraient s’appuyer pour dénoncer ou attaquer l’Accord de Nouméa.
Les accords de Matignon-Oudinot et plus encore l’Accord de Nouméa ont voulu donner du temps au temps. Panser les plaies, pouvoir se regarder de nouveau quand le sang a coulé. Le temps guérit, paraît-il. Mais il permet aussi le renouvellement des générations.
En Nouvelle-Calédonie, on peut dire qu’il y a - les vrais démographes nuanceraient - 4000 naissances et 1000 décès par an. Depuis Matignon-Oudinot en 25 ans, 25000 personnes qui ont participé au premier référendum sont décédées. Et entre temps, il y a eu 100000 naissances. Autrement dit, le corps social actuel est différent de près 125000 personnes de celui de 1988, sans compter l’apport de l’immigration dont seule l’INSEE trouve qu’elle n’existe pas. Ces deux accords sont donc un pari sur la jeunesse. Tous ceux qui ont 25 ans aujourd’hui n’ont pas connu autre situation que la paix. Nous devrions tous nous en réjouir. Pourtant, les récentes élections montrent qu’un facteur qui était un atout en 1988, peut devenir un handicap quand le retour des discours virils et belliqueux ouvrant la voie aux victoires électorales, exploitent la méconnaissance d’un corps électoral profondément modifié et oublieux des temps de guerre. Aujourd’hui la paix ne fait plus rêver, du moins, elle n’est plus un critère déterminant dans les choix des électeurs qui ne mesurent plus sa fragilité. Le pari sur la jeunesse esquissé en 1988 et affirmé en 1998, devient d’autant plus difficile à tenir que cette dernière n’a pas conscience de la réalité de ces « temps de guerre ». L’usage exclusif du terme « événements » ne lui permet pas de mesurer cette période dans toute sa violente dimension. Pour mon fils, né en 1987, un événement, ce n’est pas une guerre. Le concert de Jimmy Cliff à Nouméa en 1996, la France qui gagne la coupe du Monde en 1998, ce sont des événements. D’où la nécessité dans un événement comme ce colloque de rappeler quelques fondamentaux à propos des mots comme des représentations.
Le monde de tweet, de zapping, de com dans lequel nous vivons a, encore plus que dans les siècles précédents, besoin de représentation symbolique, de mythe. La poignée de main en fait partie. Elle est de toutes les commémorations. Mais ce n'est pas parce qu'un peuple commémore des événements historiques qu'il possède une connaissance historique. Ne sommes-nous pas en train de participer à la sacralisation d’une icône que l’on ne pourrait même pas, ne serait-ce commenter, sans devenir sacrilège ?
Pourtant, si l’on décide de symboliser l’Histoire calédonienne par l’acte de deux guides du peuple, on accepte d’entrer dans l’ordre totémique et l’on occulte le fait que la vox populi fonde, à partir de 1998, avec 72 % de Oui, notre communauté de destin. Peut-on décider ainsi de minimiser et de nier l’ordre démocratique ? Doit-on choisir de continuer à célébrer l’aristos, les meilleurs, en oubliant de célébrer le demos le peuple ?
De ces deux hommes Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, de qui suis-je le plus proche ? A titre personnel, c’est des écrits de Jean-Marie, de ses réflexions, de ses paroles, de son être au monde que je me sens proche. De même, il est naturel de penser que des Kanak militants du RPCR se sentent proches de Jacques Lafleur. Or, ce n’est pas le message que l’icône imposée veut nous transmettre pour toujours. Sur cette icône, Jacques Lafleur représente les Blancs et Jean-Marie les Kanaks. Tout est figé pour l’éternité, comme congelé. Et je me demande si nous ne régressons pas en statufiant pour toujours cette poignée de main, en en faisant un acte sacré. Il faut, me semble-t-il, laisser toute sa chance à l’avenir, pour que demain ce ne soit pas la couleur de la peau qui dicte le choix des femmes et des hommes. Alors nous aurons contribué à briser une statue de sel de plus une de ces statues que les sociétés laissent trop souvent s’ériger sur un socle de mémoire mal maîtrisée et de non-dit mal dominé. Comme l’écrit le poète calédonien Nicolas Kurtovitch ce geste ne doit pas être : «… conservé dans l’écrin du passé, poli au cours de maintes cérémonies, de maintes invocations, comme s’il suffisait de rappeler ce moment précis pour conjurer la violence, les passions et le mensonge. Ce geste doit être oublié et simultanément reproduit sous d’autres formes… »
Je formule donc le vœu que ce colloque ne consacre pas une victoire de la mémoire sélective et une défaite de la démarche historique. L'Histoire n'est pas qu'un savoir, c'est un savoir critique. Or, pour le moment, tout contribue à faire croire que les accords de Matignon-Oudinot sont une création ex-nihilo, qu'avant il n'y avait rien. Mais le Saint-Esprit n’est pas descendu un jour sur Matignon et … les hommes sont devenus intelligents. Matignon n’est pas une nouvelle Pentecôte. Matignon n’est pas non plus une rupture dans le continuum historique. De même que l’Accord de Nouméa n’est pas une rupture par rapport à Matignon-Oudinot.
Pourtant, que de différences entre ces deux accords qui ne sont pas de même nature. Au pays, on écrit volontiers les accords de Matignon avec un a minuscule et l’Accord de Nouméa avec une majuscule comme l’Alliance dans la Bible. L’Accord de Nouméa est un accord de décolonisation : « La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie… ». Il organise des transferts de compétence d’une manière irréversible et il « pose les bases d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie. » Désormais l’Etat est plus partenaire qu’arbitre. Le cliché des poignées de mains croisées de Lionel Jospin, Jacques Lafleur et Rock Wamytan illustre involontairement ou volontairement ce nouveau rôle de l’Etat. On pourrait citer bien d’autres points distinguant dans leur essence ces deux accords, dont la collégialité gouvernementale ou les signes identitaires, et malgré tout, sans Matignon-Oudinot, pas d’Accord de Nouméa, comme sans Nainville-les-Roches, pas de Matignon-Oudinot.
L’histoire de ce pays se réclame de deux grandes filiations. Celle qui est traditionnellement reconnue par les historiens et qui oppose, depuis la prise de possession de 1853, colonisés et colonisateurs, exploiteurs et exploités, colons et kanak. Une opposition qui connaît des paroxysmes, avec la grande insurrection de 1878 ou la guerre kanak de 1917, qui se poursuit avec la revendication nationaliste et le point d’orgue de la guerre civile ou coloniale entre 1984 et 1988. Dans cette filiation, la Nouvelle-Calédonie serait donc une terre d’affrontement. Mais il existe une seconde filiation qui est rendue possible par la fin de l’Indigénat en 1946. Elle apparaît avec le premier accord de Nouméa en 1952, se poursuit avec la création de l’Union Calédonienne et sa devise « deux couleurs un seul peuple », puis plus tard avec le gouvernement Tjibaou qui réunit la FNSC et le Front Indépendantiste, la table ronde de Nainville-les-Roches, jusqu’aux accords de Matignon-Oudinot, l’Accord de Nouméa et la levée des deux drapeaux. C’est la filiation de la devise, « terre de parole ». Dans cette optique, si la nature du pays est le dialogue, il devient naturel de conclure des alliances entre anciens adversaires, entre indépendantistes et non-indépendantistes, et ce sont ceux qui s’y opposeraient qui deviendraient contre-nature.
De cette décennie de paix, 1988-1998, il aurait fallu revenir sur bien des réalisations en grande partie évoquées dans le film de Jacques-Olivier Trompas retraçant le chemin parcouru. Certaines mériteraient un colloque à elles seules : le chantier de la Koné-Tiwaka si cher à Jean-Marie Tjibaou, les 400 cadres, la mise en place des provinces et les transferts de pouvoir effectif dès juillet 1989, l’Université Française du Pacifique toujours en 1989, ou encore le Centre culturel Tjibaou dessiné par Renzo Piano, inauguré par Lionel Jospin le 4 mai 1998 à la veille de la signature de l’Accord de Nouméa. D’autres ont eu moins de retentissement mais révèlent une réelle évolution des mentalités, je pense à la sortie, dès 1992, du manuel scolaire d’histoire de la Nouvelle-Calédonie pour le Primaire publié par le Centre de Documentation Pédagogique alors de compétence territoriale. Il faudra attendre 2010, pour que le secondaire compétence exclusive de l’Etat, se dote d’un manuel semblable pour les classes de premières et de terminales.
Parmi toutes ces créations et évolutions, j’ai donc dû faire des choix, j’en ai retenu deux qui, à mon sens, ont entraîné une profonde mutation du pays.
L’accord de Bercy en février 1998, vient consolider Matignon-Oudinot et constitue un préalable à l’accord de Nouméa. Qu’un accord économique prépare, se situe en amont, d’une décolonisation est historiquement nouveau. Il faut bien comprendre qu’au lendemain de Matignon-Oudinot et après la guerre et ses pertes, le mot d’ordre est devenu : « L’indépendance ne se prend pas, elle se prépare ». Jean-Marie Tjibaou confiait, qu’étudiant à Lyon, il avait été marqué par les propos de ses condisciples africains regrettant que les indépendances du continent noir avaient trop souvent conduit les dirigeants des nouveaux Etats à venir demander de l’argent « par la fenêtre » aux anciennes métropoles coloniales. Cette obsession de la maîtrise de l’économie, des moyens de production pour une meilleure redistribution des richesses, je l’ai rencontrée avec Jean-Marie Tjibaou, entre 1982 et 1984, dans le gouvernement qu’il présidait et qu’avec mes amis, j’avais contribué à mettre en place. Cette détermination a toujours animé ceux qui lui ont succédé au FLNKS. C’est dans cette tradition qu’il faut replacer « le préalable » minier qui a mobilisé au delà même de la mouvance indépendantiste. Il suffit de regarder les clichés des manifestations militantes et populaires qui accompagnent les négociations de Bercy et qui sont aujourd’hui curieusement oubliées, comme si l’expression du peuple ne comptait pas et que seul importait les compétences, l’intelligence ou la pugnacité des négociateurs. Qu’il me soit permis néanmoins d’évoquer la mémoire de Raphaël Pidjot qui devait disparaître dans un accident d’hélicoptère en novembre 2000 avec l’état-major de la SMSP.
En avril 1990, la vente des mines de la SMSP, par Jacques Lafleur à la Province nord, que l’on dit actée au moment des négociations de Matignon, a mis en route une dynamique, animée par une volonté politique, qui conduit à l’accord de Bercy et à l’échange des massifs miniers avec la SLN, condition de faisabilité de la future usine du Nord. En quoi ces transactions qui relèvent du monde des affaires et de la finance constituent, elles aussi, « une avancée », « une percée », « une victoire » ?
Historiquement, la mine fait partie du projet colonial. C’est l’un des principaux facteurs de colonisation. La mine du XIXe siècle est cannibale, elle dévore les hommes, elle nécessite la venue et l’exploitation d’une main d’œuvre, dont les descendants forment aujourd’hui la mosaïque calédonienne. Avec Bercy et les suites de Bercy, ce facteur de colonisation devient le principal facteur de décolonisation. Nous commençons tout juste à entrevoir les bouleversements sociétaux de cette inversion des termes de l’Histoire. Notons au passage, que l’Histoire s’inverse aussi dans le sens où l’Etat qui, jusque là, avait toujours refusé son soutien à la bourgeoisie calédonienne issue du colonnat dans ses projets de construire de nouvelles usines métallurgiques avec des partenaires internationaux non Français, l’accorde aux dirigeants indépendantistes.
Le pays change. La décennie 1988-1998 est également marquée par la multiplication des conflits sociaux dont les observateurs ne retiennent que l’âpreté sinon la violence, facteurs de déstabilisation de l’économie. Conflits chez Le Froid, aux IRN, chez Song, sur le port, à Jama médical, chez Ballande, chez Mazoyer, chez Costentin, à RFO, à SOGADOC… la liste est encore bien plus longue. C’est le temps des cadenassages et des bâches bleues. A lire ce qui s’écrit à l’époque à entendre ce qui se dit, on pourrait croire que le diable et ses légions ont investi le pays et qu’ils ont nom USTKE. L’analyse la plus commune consiste à constater que ce syndicat, parce qu’il est indépendantiste, a porté la revendication et la lutte du plan politique où il n’est pas représenté, au plan social où il peut exister. Rares sont ceux qui comprennent que pendant cette période, par ces conflits, par la manière de ces conflits, l’évidence d’un salariat Kanak permanent devient évidente. Le monde Kanak est passé d’une société dominée par l’emploi saisonnier et l’activité de subsistances à une société de salariat permanent dans les secteurs secondaire et tertiaire. Mutation sociologique également issue des accords Matignon-Oudinot, c’est aussi « une avancée », « une percée », « une victoire ».
Si cette avancée est irréversible d’autres également issues de Matignon-Oudinot et de Nouméa ne le sont pas. Depuis Nainville-les-Roches, le Front Indépendantiste puis le FLNKS ont toujours accepté de mener la décolonisation dans le cadre des institutions de la République. La Constitution française garantit que la démocratie sera le moyen final de la décolonisation. Une décolonisation conduite par des instances internationales, option toujours possible, n’a pas été retenue. Une décolonisation dans et par la démocratie est souhaitée par tous. Dans cette configuration, il faut néanmoins se demander où se situe la priorité : dans la démocratie, ou dans la décolonisation ? Ou plutôt, si la démocratie se révèle être un obstacle à la décolonisation, laquelle de ces deux notions devient prioritaire ? Ni Matignon-Oudinot, ni Nouméa n’ont répondu à cette question. Je crains qu’il n’y ait pas de réponse théorique et prédéfinie. La réponse, une fois de plus, sera donnée par l’Histoire. En attendant, cette interrogation pose le problème de la légitimité. Qui est légitime pour négocier ? Dans la République, comme dans toute démocratie, la réponse ne souffre d’aucune contestation, ce sont les vainqueurs des élections. Dans un pays en voie de décolonisation, ce n’est pas si évident. Les représentants du peuple colonisé même s’ils sont écrasés électoralement seront, quoiqu’il arrive, présents à la négociation finale. La légitimité électorale n’efface pas la légitimité historique, particulièrement dans un pays où ce que l’on peut faire et ce que l’on ne doit pas faire, ce que l’on peut atteindre et ce que l’on ne doit pas franchir se mesure à l’aune de Gossanah.
Je voudrais au terme de cette intervention, vous faire part d’une expérience vécue il y a quelques semaines à Alger où je me suis rendu à l’invitation du Gouvernement algérien dans le cadre de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance. Je faisais partie d’une délégation officielle du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, conduite par Mme Dewe Gorodey. Nous allions inaugurer l’exposition Caledoun, nom de la Calédonie en arabe, dont je suis le commissaire scientifique, et qui après l’Institut du monde Arabe à Paris était présentée en Algérie traduite en arabe et intégrée à l’exposition de 5000 m2 consacrée à la guerre d’indépendance mais aussi aux résistances et aux soulèvements contre la colonisation française. La délégation comprenait des descendants des Algériens condamnés puis transportés en Nouvelle-Calédonie à la fin du XIXe siècle ainsi que des représentants coutumiers de l’aire Ajie Arhu.
De cette exposition, j’ai rapporté cette affiche représentant la délégation du FLN aux accords d’Evian. Si l’on juxtapose ce cliché avec ceux des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, la présence des dirigeants du RPCR apparaît dans toute son exception. Il faut le redire : Matignon-Oudinot et Nouméa sont des exceptions historiques car si la présence de l’Etat et du FLNKS est historiquement naturelle celle des représentants des communautés issues de la colonisation ne l’est pas. Leur présence est une « une avancée », « une percée », « une victoire ». Mais cette présence n’est pas définitivement acquise. A la différence de l’Etat et du FLNKS, les autres doivent mériter d’être présents. Si leur conduite, leurs positions se réfugient dans les refus systématiques et les rejets du partage et du dialogue, rien ne pourra empêcher le FLNKS de négocier seul avec l’Etat, et rien ne pourra interdire l’Etat de représenter seul des Français qui s’affirment plus Français que les Français. Michel Rocard, Jean-Marie Tjibaou, Jacques Lafleur ont légué aux Calédoniens non Kanak un don précieux et fragile : celui d’être admis à la table. Aussi difficile ou injuste que cette vérité nous apparaisse, nous devrions tous prendre conscience de cette exception calédonienne pour reprendre le titre de Pierre Maresca.
A Alger, cette évidence a pris tout son sens. Au cours de ce séjour, dans toutes les visites et les cérémonies officielles, ce ne sont pas les Arabes de Nouvelle-Calédonie qui ont conduit et fait rentrer les coutumiers Kanak, comme l’auraient souhaité les responsables du ministère des Moudjaïdin. Par un mouvement naturel, les Arabes de Nouvelle-Calédonie se sont toujours placés derrière les coutumiers et ont refusé d’être, pour eux, des accueillants. Les coutumiers Kanak ont conduit et introduit la délégation du Pays. « Nous sommes ensemble. Ils sont venus avec nous. Ils sont avec nous. Ils font le travail avec nous», répétaient-ils dans toutes leurs coutumes. Quand on sait que ces coutumiers sont les descendants des tribus Kanak qui ont été détruites ou dispersées après l’Insurrection d’Ataï en 1878 et que c’est sur leurs tertres ravagés et leurs terres spoliées dans la région de Bourail que l’administration coloniale a installé les ancêtres de ces mêmes Algériens, on mesurera le chemin parcouru et les efforts réalisés par les uns et les autres. Comment alors ne pas répéter après Césaire, Matignon, Nouméa : « une victoire sur soi… La plus grande des victoires. Sur la douleur intime. Sur le ressentiment. Sur la légitime méfiance. »
Introduire un colloque dont l’intitulé annonce deux durées : 25 ans et 15 ans. 25 ans et 15 ans qui ont vu la chute du Mur de Berlin et la libération de Mandela. J’ai en vain cherché un événement, une image qui aurait pu incarner ces deux durées : 25 ans et 15 ans. Je me suis souvenu des années où j’exerçais comme professeur en ZEP, au Collège de la Rivière Salée, où j’ai fait toute ma carrière et je me suis décidé à faire l’appel :
Eric Galardon - Jacques Morice - Michel Couhia - Aldo Goyetche - Yves Tual - Aldo Tonhoueri - Célestin Zongo - Jean-Marie Kabar - Jacques Fels - Léopold Dawano - Julienne Akaro - Martial Vanaa - Esekia Ihily - Ben Dao - Donatien Wadjeno - Jean-Luc Majele - Patrick Waina - Samuel Wamo - Séraphin Ouckewen - Jean-Yves Veron.
Tous avaient entre 15 ans et 25 ans, leur durée de vie parmi nous. Nous allons commencer nos travaux mais je ne peux m’empêcher de penser que l’encre des stylos qui ont servi à la signature des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, est l’encre de leurs vies.
Au Pays, avant une réunion importante, un débat, une discussion, on n’appelle pas en vain par leurs noms celles et ceux qui ne sont plus là...
Alors, voilà, j’ai dit. A vous maintenant. Tchokouè.
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* où a également été projeté le film de Ben Salama "Naissance d'une Nation"