Dans « L’Algérie retrouvée », comme dans ses deux précédents livres, « Itinéraire d’un fonctionnaire engagé » et « L’Economie de besoins », Jacques Fournier fait mémoire (il est un âge où on en éprouve le besoin, et où le faire est aussi s’acquitter d’un devoir), mais il interroge aussi l’avenir. Avec l’ouverture d’esprit, l’absence d’acrimonie à l’égard de quiconque, et la foi dans les chances de mûrissement des idées et des stratégies justes, qui sont les traits, enviables même pour qui peine à suivre son exemple, de son caractère et de sa pensée. On avait déjà pris la mesure dans l’ «Itinéraire d’un fonctionnaire engagé » de la place occupée par l’Algérie dans la vie et dans l’imaginaire de Jacques Fournier. On comprend que les caractéristiques de l’expérience, de plus d’un point de vue paradoxale, qu’ont constitué pour lui une enfance et une adolescence algériennes dans une famille pied noir de Cassaigne, à quarante-cinq kms de Mostaganem, puis en pension à Oran et Alger, à partir de la troisième, dans une institution religieuse, la « Jeune France », ont rétrospectivement, mais tôt, nourri sa réflexion sociale et politique. A partir du moment (1947), en particulier, où, partant à 18 ans pour la métropole, il s’est avisé qu’il quittait un pays qu’il ne connaissait pas. Faute d’en avoir appris l’histoire. Faute d’avoir fréquenté autrement que de façon tout à fait superficielle ses habitants et leur culture, dès lors qu’il était l’otage d’un système excluant, peu ou prou, tout brouillage de frontières entre Européens et indigènes. En dépit de l’isolement du monde extérieur qui prévalait à la « Jeune France », Jacques Fournier se souvient tout de même de première main d’un certain nombre d’évènements qui ne pouvaient, même dans ces murs, passer inaperçus : l’éviction des élèves juifs de sa classe en 1941, le débarquement américain en 1942, la rivalité Giraud – de Gaulle, le procès Pucheu, les évènements de 1945 dans le Constantinois. C’est peu. Mais il va se rattraper, ou, comme il dit, être rattrapé. Dès 1947, tout d’abord, en contractant, très jeune, en 1950, avec une jeune femme rencontrée à Paris, à Sciences Po, fille d’un Algérien établi en France, ancien combattant de la Grande Guerre, devenu Français, et lui-même marié à une Française, ce qu’il appelle son alliance kabyle. Mohand Tazerout, le père de la jeune femme, aura, avant sa mort, laissé une œuvre considérable de germaniste, d’encyclopédiste, de néo-ijtihadiste (de réformiste musulman préconisant la réouverture des portes de l’effort, intellectuel et spirituel), dont la publication s’étale entre 1931 et 1959. La rencontre avec Mohand Tazerout, et pas seulement avec sa fille, aura manifestement été pour Jacques Fournier une rencontre capitale. Comme auront été capitales les désillusions que l’attitude du clergé catholique en Algérie, puis celle du gouvernement Guy Mollet, nourriront chez lui à l’égard de la démocratie chrétienne d’abord, de la SFIO ensuite (comme ce fut le cas de mon frère, le Serge Adour de la demi-douzaine de pleines pages du Monde sur « l’Algérie, de l’utopie au totalitarisme» de 1956 ou 1957). Ce n’est pas, en revanche, le bref séjour de Jacques Fournier comme rappelé en 1956 en Algérie qui comblera les lacunes de ses jeunes années algériennes. Il lui faudra, pour commencer, d’abord faire un détour par le Maroc, où il exercera de 1961 à 1964 les fonctions de Conseiller juridique auprès de l’Ambassade de France, séjour au sortir duquel il traversera pour la première fois l’Algérie de part en part. Après quoi il saisira toutes les occasions possibles de se rendre dans ce pays, en touriste, dans le cadre d’opérations de coopération (avec l’ENA algérienne, entre Gaz de France, dont il est conseiller juridique, et la Sonatrach). Après quoi, pendant treize ans –les treize années de la guerre civile algérienne ou un peu plus-, il n’observera l’Algérie que de l’autre rive. Et ce n’est qu’après un nouveau détour, cette fois ci par la Palestine, qu’interviendront de nouveaux voyages, dont en 2000 un voyage de retrouvailles, en 2005, celui du retour aux racines ; et encore, en 2011, un voyage destiné à explorer les possibilités pour l’Algérie, après sa rupture avec une première option socialiste, de ne pas renoncer à faire au moins partiellement fond sur l’action publique (notamment le service public) pour encourager le développement économique ; enfin en 2013, une nouvelle traversée d’est en ouest, où Jacques Fournier a visité en Kabylie le lieu de naissance de son beau-père , et, dans le Constantinois, le berceau de sa famille maternelle.
Au terme de tant de retours aux sources, éclairés par une grande expérience de la vie publique en France et une connaissance de plus en plus affinée des réalités algériennes, du territoire algérien, de tous les milieux sociaux algériens, et pas seulement des milieux politiques et administratifs, Jacques Fournier est naturellement en mesure d’aider ses lecteurs à réfléchir à ce qu’il aurait pu en être du devenir de l’Algérie si la décolonisation s’était déroulée dans des conditions moins violentes (peut-être comme en Afrique du Sud), si les lendemains de l’indépendance avaient été marqués par moins de règlements de comptes, si le peuple algérien était moins vite revenu de tous ses héroïsmes, et moins vite témoin de trop de dérives, dont la dernière et non la moindre est le quatrième mandat de l’actuel président. Mais surtout à réfléchir à ce que pourrait être, dans l’avenir, les atouts de l’Algérie, en vue de construire, malgré les difficultés rencontrées pour caractériser une identité algérienne, un futur de démocratie et de prospérité économique. Jacques Fournier s’interroge aussi, bien sûr, sur ce que devrait, et pourrait être, si on s’y emploie pour de bon, une véritable coopération entre la France et l’Algérie, sur fond d’apaisement des mauvais souvenirs du passé franco algérien et des querelles entre pays du Maghreb.
Un beau livre, qui doit sans doute beaucoup à l’expérience de Jacques Fournier, comme militant socialiste, Conseiller d’Etat, Secrétaire général du gouvernement, chef d’entreprise, mais aussi à sa qualité d’Algérien, comme on disait autrefois des Français d’Algérie, quand les Algériens n’étaient que des indigènes, une qualité que Boumediene au moins se plaisait à reconnaitre à ceux des Pieds noirs qui, comme Jacques, ou son ami Georges Morin, ont, longtemps après leur naissance et plus ou moins longtemps après l’indépendance, dont ils ont, tôt ou tard, compris la nécessité, toujours manifesté qu’ils avaient l’Algérie chevillée au corps.