(extrait de "Bulles d'Histoire et Autres Contes Vrais", Phenix edition, 2000, disponible sur alapage.com)
Je revis J.M. Tjibaou plusieurs fois. Dès l'année succédant à notre rencontre à Nouméa, il vint à Paris avec une brochette de séminaristes auxquels je fis visiter, leurs soutanes volant au vent, les lieux sacrés de la capitale, du Sacré-Coeur à l'Hôtel des Monnaies, d'où ils repartirent avec quelques "gri-gri" d'Europe.
C'est après la signature des accords Matignon que nous nous retrouvâmes vraiment : lors de la négociation Oudinot, pour mettre en oeuvre les accompagnements économiques du deal politique. J'étais alors directeur au ministère des DOM-TOM. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre dans les souvenirs du rôle de notre ami commun. Je fis ensuite plusieurs missions en Nouvelle-Calédonie où il m'accueillit chez lui à Hienghène. On ne parla jamais des morts de sa famille, mais on célébra ses enfants qu'un Européen, grand acheteur et transformateur de trocas en boutons de chemises de luxe , avait pris chez lui pour les protéger pendant les événements.
Au cours de l'un de ses séjours en France pour le suivi des accords, j'organisais à son intention une exploration dans le sud-ouest. Il envisageait en effet de créer une activité agro-alimentaire de foies gras en Nouvelle Calédonie. Il devait ensuite, avec Marie Claude, venir dîner dans cet appartement standard de fonctionnaire, que ma femme et moi habitions boulevard Pasteur. Il était en retard. Il pleuvait. Je le guettais par la fenêtre. Je vis arriver sa voiture et la voiture d'escorte de sécurité. Il se précipita vers la porte de verre et de métal donnant accès à l'immeuble. Je le vis glisser. Je descendis. Il s'était traumatisé le genou, foulé la cuisse et ouvert l'arcade sourcilière. Nous le montâmes et le soignâmes en massant largement sa jambe musclée pendant qu'il se soutenait de verres et de toasts. Il était de très méchante humeur. Il avait un débat télévisé le lendemain. Il fallu cautériser et maquiller le sourcil et la tempe blessée. Il me dit : « Chez vous la pluie, ce n'est pas la pluie de chez nous; elle mouille; elle est froide; c'est une mauvaise pluie ».. Et - je m'en souviendrai toujours - il ajouta « lorsqu'on se blesse sur le seuil d'un ami, c'est un mauvais présage ».
Finalement nous allâmes dîner tard au restaurant du dernier étage de la Tour Montparnasse. Les officiers de sécurité s'étaient installés au bar, veston ouvert, pistolet à portée de main dans un baudrier. Vers notre table, des serveuses portèrent successivement, sur un plateau, deux petits mots pliés, provenant de tables de l'entourage. Le premier disait "Jean-Marie, on t'aime. On aime ton pays. Vive la Kanakie avec nous". Le second disait "sale canaque, on devrait avoir ta peau".
Nous avons fini ce dîner dans l'ambiance purement amicale et touristique de la découverte, depuis ce petit gratte ciel, des lumières de Paris que Marie Claude ne connaissait pas. Puis nous sommes descendus dans les sous-sols récupérer les voitures. Le petit cortège des Tjibaou est parti. Ma femme et moi nous sommes regardés en soufflant d'être délivrés des péripéties de la soirée. Remontés en voiture, nous avons été bloqués au péage. Les policiers ne voulaient pas payer les tickets dont ils ne seraient pas remboursés. Nous avons réglé, salué encore notre hôte : une dernière fois. Il était assassiné quelque temps après à Ouvéa.
Devenu plus tard président de la radiotélévision de l'outre-mer, j'ai soutenu la réalisation de magazines révélant des outre-mers méconnus et j'ai créé une collection vidéo pour pérenniser le meilleur de nos émissions de télévision. A Nouméa, l'architecte Renzo Piano concevait le centre Jean-Marie Tjibaou, vaste ensemble fonctionnel de formes monumentales inspirées de la construction traditionnelle kanaque : celle des cases majeures des tribus. Elles se bâtissent d'un enlacement de matières végétales, selon des procédures rigoureuses que tressent la parole des membres du clan, autour d'un haut tronc d'arbre qui en est le pivot. Inscrire dans une cassette de la collection de RFO ce moment de création et ses sources m'a paru un bon témoignage.
C'est grâce à Marie Claude, qui a ouvert au réalisateur, après bien des palabres, les portes de la brousse, des mémoires, des histoires et des secrets que " l'Arbre et la Parole" a pu être tourné. Le fil conducteur de cette petite production est un va et vient entre l'atelier de Renzo Piano à Gênes et les villages des oncles de Jean-Marie. Lorsque, deux ans plus tard, le Premier ministre se rendit en Calédonie pour célébrer les nouveaux accords franco-calédoniens et ouvrir le centre culturel, pas un exemplaire de ce documentaire n'a été présenté, ni même signalé. Entre temps, à mon instigation pourtant, la chaîne de télévision de l'outre-mer était tombée sous la houlette d'un professionnel de ces métiers. Il considérait sans doute que tout ce qu'il n'avait pas, lui-même, fait ou découvert, n'existait pas. Il n'est certes pas le seul de cet esprit dans le monde des journalistes des grands organes de métropole. Jamais aucun d'entre eux - auxquels j'ai raconté l'histoire de Gilbert Zaksas - n'a fait état du rôle et de l'extraordinaire itinéraire de ce vieil homme oublié.