Je fais très vite, à chaud, parce que ce que j’ai à exprimer ne souffre pas d’être différé après le résultat du 6 mai, tant il me semble important de faire ressentir que les analyses qui suivent ne sont pas des ressacs du choix de tel ou telle - ce qui serait partisan et tomberait, dès lors, sous le coup de ma propre critique - mais sont, à mes yeux, fondamentales. Que ma rapidité d’expression fasse accepter les imperfections, désordres de présentation et raccourcis qui suivent.
Avant que cette campagne présidentielle n’aboutisse à désigner l’un ou l’autre des compétiteurs, et donc quel que soit le résultat, je tiens en effet, avant tout, à m’inscrire contre cette forme de choix des gouvernants qu’est l’élection présidentielle telle qu’héritée des déformations de la Veme République ; elle en fait un régime politique aussi résistant que si particulièrement pernicieux qu’il est manifestement l’une des causes de nos difficultés originales dans les domaines économique et sociaux eux-mêmes.
1 - Que la responsabilité du pilotage de la France puisse résulter de un à deux points de différence entre l’un et l’autre de deux candidats, apparente l’attribution du pouvoir « bloc contre bloc » à une forme de loterie. Certes, d’autres nations, telles les États-Unis, pratiquent des méthodes aussi aléatoires et ridicules, mais au moins pondérées par les contre-pouvoirs qui résultent des conditions de désignation et des compétences de l’organe délibératif, ainsi que d’un système de séparation des pouvoirs qui organise autrement la gouvernance, alors que l’addition de nos scrutins majoritaires, présidentiel et législatif, met tous les œufs dans le même panier, dans des conditions aggravées par le choix et les modalités du quinquennat en autorisant la « démocratie absolue » au profit d’un camp ou d’un autre. C’est - nous dit-on - pour permettre un exercice responsable du pouvoir, mais il est concentré comme en aucune autre démocratie d’Occident et le versant au bénéfice duquel en définitive le pouvoir est adjugé peut dépendre de bien des contingences : celles des circonstances générales, des unions entre les électorats des partis classiques et des formations extrêmes, du talent de tel ou tel qui serait le signe d’une onction pour diriger, voire des astuces ou des péripéties, de culots ou de bévues lors d’un débat entre des « finalistes ».
Au demeurant, cette comparaison que fait apparaître le terme de « finaliste » entre l’accès au pouvoir et une « coupe du monde » est une escroquerie. Des équipes sportives n’engagent que leur renommée, le triomphe d’un instant, quelques intérêts de clubs et parfois de parieurs, au plus des images de cités ou des emblèmes de pays, mais jamais le destin d’une communauté nationale. C’est faire une injure à la démocratie que prendre telle référence.
2 - A notre modèle politique ayant cette étrange référence, il est un candidat qui n’a rien à reprocher parce qu’il pense que ce système est son maître atout, comme tous ses prédécesseurs de droite n’ont cessé de le penser et de le mettre en œuvre (le retour au scrutin majoritaire ne fut-il la priorité de la « restauration » de 1986 ?). De la même manière que les pseudo-héritiers du gaullisme ont toujours écarté par principe tout ce qui n’était pas système majoritaire, pareillement des naïfs socialistes suicidaires ont cru y voir l’apha et l’oméga de leur propre accès au pouvoir, alors qu’ils n’ont jamais été à celui-ci que par d’exceptionnels concours de circonstances (la rivalité J.Chirac/ VGE, le poids du FN) dans un pays où la gauche est de plus en plus arithmétiquement minoritaire. Or sortir de ce modèle n’est pas, malgré des slogans répétés par des générations de profiteurs du système bipolaire , revenir aux « impuissances de la IVeme république ». On évoquera en conclusion quelles autres constructions institutionnelles peuvent être tout à fait viables dans une autre conception de la conquête et de l’exercice du pouvoir, et en tout état de cause beaucoup moins pervers que celui en vigueur.
3 - Celui-ci consiste à monter en épingle ce qui sépare pour en faire des munitions et prétendre opposer des modèles de sociétés différentes. Ce n’est pas le cas. Comme une lecture hétérodoxe du seul débat d’hier peut bien le mettre en évidence, l’importance des différences n’efface pas un important tronc commun et des facultés de convergences soigneusement occultées par l’un ou l’autre, afin que rien ne gêne le duel.
Nous ne reviendrons pas sur les dissemblances de styles, de fonds de convictions et des personnalités car notre objet n’est pas de juger qui fut meilleur ou plus séduisant, plus sincère ou plus professionnel, mais, au contraire, en étant conscient de choquer les idées reçues, nous voulons un instant recenser le tronc commun existant entre ces concurrents. Dans bien des secteurs - et c’est pourquoi il n’en a guère ou pas été parlé - il n’y a pas des stratégies fondamentalement antagonistes (sauf avec quelques fausses fenêtres, dans les politiques étrangères ou, par exemple, plus concrètement sur l’outre-mer dont il n’a été dit mot pour lequel diagnostic et préconisation sont bien proches) ; pour autant que chaque candidat ait été sincère, le socle des acquis en matière de garanties sociales (sous réserve naturellement qu’une politique économique libérale dans un monde concurrentiel ouvert ne les mettent automatiquement en cause quel que soit le président de la république) n’a pas été sujet de débat, pas plus que l’économie de marché (aucun modèle de société à dose structurante d’appropriation publique ou d’économie mixte n’a été présenté par la candidate de gauche).
4 - Sur cette question clef qu’est l’Europe elle-même, les deux candidats - à la lumière du triomphe du « non » lors du referendum constitutionnel - ont fait des progrès. Par rapport d’une part aux choix de la droite jouant, de longue date, le rouleau compresseur libéral destructeur du modèle social français, d’autre part aux utopies d’une part de la gauche piégée par les effets de la doctrine libre-échangiste à laquelle sont soumis bien des économistes nommés autrefois ses conseillers par L.Jospin lui-même - nos deux compétiteurs ont appelé à la sauvegarde des activités européennes et nationales, N. Sarkozy ayant été le plus énergique dans l’idée vis à vis de l’extérieur, d’une protection préférentielle communautaire, et S. Royal la plus audacieuse dans celle d’un effort d’harmonisation interne par le haut, au moyen d’un pacte social européen. Que l’une offre la sécurité d’un referendum évitant le risque d’un tour de passe passe parlementaire, avec l’hypothèse d’en venir à une bonne Constitution, et que l’autre préfère des arrangements fonctionnels urgents par un Traité sans referendum relève en fait plus de la forme que du fond s’ils sont l’un et l’autre décidés à ne pas accepter une Union qui serait « le cheval de Troie » du libre échangisme mondial. Quant à la question turque méritait-elle tant de différenciation alors qu’entre « pause » et « rejet » le résultat à l’échelle d’un quinquennat est le même ?
5 - Quant aux différences, s’il en est, évidemment, de bien réelles. Il en est de simplement exaltées pour les besoins du débat. Les premières concernent à coup sûr d’abord dans le domaine idéologique la question de l’immigration (encore que chacun soit obligé à une part de « raison garder » ) ; c’est ensuite le champ des choix fiscaux qui est assez conflictuel (encore que l’un ou l’autre seront obligés de doser entre efficacité dans la concurrence avec les moins disant fiscaux et la justice sociale qui est aussi la sécurité des entreprises sur notre sol, car gouverner ce n’est pas brutalement choisir, c’est savoir consensuellement doser).
Quant aux différences plus exaltées pour le duel que réelles, à nos yeux, elles concernent ces thèmes qui ont fait vedettes comme le temps de travail ou les retraites, alors qu’en creusant un peu, il est aisé d’estimer qu’un N.Sarkozy est trop averti de l’économie pour pouvoir penser que sa coûteuse réforme des heures supplémentaires pourrait être une baguette magique, s’il n’y a pas de plan de charge pour les entreprises et que S. Royal est trop attentive à l’emploi pour ignorer que s’il y a plan de charge, il faudra toutes les flexibilités utiles ( dont elle appelle la mise au point par le dialogue social). Où est l’inconciliable ? En matière de retraites, il est clair que les lois de réforme ont fait un indispensable travail d’ajustement aux nouvelles données démographiques, mais qu’elles comportent des injustices et anomalies. Les corriger n’est pas renoncer aux prolongations nécessaires de durées d’activités ( nécessité que reconnaît la gauche) et ne doit pas encourager au maintien de privilèges exorbitants de certains régimes spéciaux que personne ne pourra plus justifier ; mais le duel oblige à des positions ou des silences un peu prudemment démagogiques. Comme sont de l’autre côté, assez démagogiques les positions sur les réductions des effectifs publics. Mais, au fond, tout le monde est d’accord sur l’intérêt d’un redéploiement, ce qui veut largement dire « effectifs quasi constants » lorsqu’on mesure d’une part les abus évidents que constituent certaines structures, doublons et dépenses administratives et, d’autre part, en contrepartie, les besoins et les lacunes considérables en personnels de certains secteurs. Où est là encore, dans une gestion raisonnable, l’inconciliable ? La véritable difficulté est dans la durée nécessaire aux diagnostics, négociations et ajustements. En tout cas il ne s’agit pas de confrontations insolubles de modèles de sociétés.
6 - Ce qui a opposé en fait nos deux "finalistes" c’est que l’un ne croît pas l’autre crédible et réciproquement. On a eu moins à faire à des procès de programmes, à des heurts de modèles sociaux qu’à des procès peu ou prou inavoués d’intentions. Tout encourageant au conflit et rien aux rapprochements parce que c’est la règle de ce jeu du duel présidentiel. C’est le choc des personnalités que l’un, en disant respecter l’autre, a voulu amortir, tandis que l’autre, tout en ne disant s’intéresser qu’au débat d’idées, a porté un moment au niveau de l’interpellation sur la moralité politique du rival . Rivalités de valeurs, de paris, de méthodes. Rien qui mérite de jouer la France à pile ou face.
Surtout quand ni l’un, ni l’autre n’a traité du levier essentiel : celui de la croissance au bénéfice de l’emploi dans le territoire national. Chacun a ses recettes de croissance -correspondant aux préférences ou intérêts de ses clientèles - pour un accroissement du pouvoir d’achat ( avec leurs variantes dans la répartition des fruits de l’expansion espérée , voulu « juste » par l’une, acceptée par l’autre selon les résultats des mérites de chacun et du marché pour tous, et avec quelques correctifs sociaux pour les plus déshérités).
7 - Mais vers quelles dépenses se porterait ce pouvoir d’achat , cette croissance, si telle ou telle « recette » les dopaient ? Vers la consommation de produits, biens et services obtenus par des emplois exercés en France ou vers l’acquisition de ces biens et l’achat de ces services à l’extérieur ? A quoi sert une croissance siphonnée par l’importation, sauf à entretenir les non localisations ( six fois l’ampleur des délocalisations) ? Les finalistes répondent par des généralités : la recherche de la sauvegarde européenne, la créativité française. Malgré leurs avancées précitées sur l’Europe, il n’y a rien eu de précis sur ce que pourrait être un raisonnable protectionnisme négocié avec des partenaires extérieurs à convaincre de l’intérêt commun d’une régulation du commerce mondial. Rien d’original non plus sur les autres manières que les économies ou les rentrées fiscales ou de cotisations par la croissance pour ne pas amplifier la dette. Quid d’une politique monétaire européenne d’inspiration keynésienne ? Pas grand public et pas à la mode sans doute. Encore que N. Sarkozy soit le plus exigeant dans ses propos : il demanderait que l’euro cesse d’être surévalué. Il fait encore la différence , en avançant l’idée d’une protection aux frontières nationales ; c’est en fait la TVA sociale constituant aussi un moyen de soutien des activités localisées en France. Mais on n’aborde pas le fond des conséquences à en tirer : telle TVA comme tout autre protectionnisme même modéré et intelligent, en renchérissant, le coût des imports, écrêterait le pouvoir d’achat des plus modestes. Comment le compenser ? C’est parfaitement concevable si la création de cette TVA est assortie d’une politique des revenus dont S. Royal, elle, est porteuse (le SMIC, les négociations entre partenaires sociaux, etc. ). Mais, évidemment, dans une ambiance de duel – et de fatigue – la connexion ne peut se faire en articulant l’idée de l’un et l’idée de l’autre … qui pourtant s’emboîteraient bien en protégeant et l’emploi français et le pouvoir d’achat . Faut pas rêver…comme F. Bayrou qui a pourtant toute sa part de raison
8 - Ah, si l’on pouvait parvenir à unir l’approche réaliste de gestionnaire, selon l’image qu’il a voulu donner de lui, du candidat de la droite et l’ambition légitime de justice de la candidate de la gauche, soutenue par la conviction que la croissance était possible par le pouvoir d’achat et les PME, on approcherait de chances d’équilibre ; mais pour cela il faudrait qu’ils se complètent, compromettent et s’articulent et non qu’ils s’opposent. S’il doit y avoir dialogue social pour faire tourner correctement la société civile, comment ne devrait-il pas y avoir dialogue politique pour faire tourner convenablement l’État ?
Alors même que N. Sarkozy a paru techniquement souvent pertinent, surtout plus précis, puisque S. Royal, selon sa méthode de rechercher des accords entre partenaires sans préjuger de leurs contenus ne peut avancer des mesures élaborées , la limite rédhibitoire, à mes yeux, de l’homme de l’UMP - la raison pour laquelle il est difficile de lui faire confiance et pour laquelle il ne ralliera pas le leader de l’espérance centriste - est qu’il ne veut pas sortir de la règle du jeu de l’affrontement bipolaire, tandis que la candidate s’y dit prête : en expliquant un peu comment, mais pas assez, puisque c’est un petit bout de fin de phrase qui a évoqué, comme en douce, la « répartition proportionnelle » qui est le seul moyen de casser le système français du duel.
C’est pourtant, pour l’avenir, le seul levier pour être sûr qu’on ne remet pas le pays aux mains de l’idéologie de l’un ou de l’autre, ou même aux risques des dérives que l’un ou l’autre peuvent suivre.
9 - Comment ? Il est vrai que peu de personnes interpellent un élu pour lui demander la reforme des institutions. C’est son travail d’y penser. Et il est non moins vrai que le taux de participation ne signifie pas que les citoyens ont satisfaits des institutions. Les seuls qui le soient sont ceux qui votent pour celui qui veut les maintenir.
Et il est vrai qu’il y a un point pivot qu’on ne peut sans doute pas changer : l’élection du Président de la République au suffrage universel parce que c’est à la fois l’impression du pouvoir pour les Français et les jeux du cirque électoral et leur cortège médiatique, commercial … et de café du commerce. Si un régime politique était, sur table rase, à rebâtir, il est certain que ce serait aujourd’hui - la Veme République ayant, plus que largement rempli, au début, son office, ensuite accompli ses méfaits - une république parlementaire rationalisée ou une représentation pluraliste dans un corps délibératif devrait trouver les cohérences, les coalitions, les alliances, les dosages, en étant à peu près garantie contre l’instabilité par un contrat de législature.
Mais puisque nous avons le point incontournable de l’élection du Président, il faut l’utiliser en lui faisant contrepoids. A l’élection au suffrage majoritaire universel du chef de l’État – expression de l’unité - devrait répondre l’ élection d’un corps délibératif largement à la proportionnelle, pour exprimer la pluralité. Ces deux pouvoirs devraient être clairement séparés, le délibératif accordant à l’exécutif ses lois et ses budgets mais ne pouvant le renverser ; et celui-ci ne pouvant dissoudre le délibératif. Avec des risques de blocage et/où donc une obligation de parvenir à s’entendre. A l’américaine ? Non, mieux, avec l’arbitrage du referendum. Dans le cas où exécutif et délibératif ne parviendraient pas à une ligne commune, l’initiative du referendum appartiendrait à l’un ou l’autre, non pas pour faire partir l’exécutif s’il était désavoué ou renvoyer le délibératif s’il n’était pas suivi, mais tout simplement pour demander, puis pour suivre, la préférence du corps électoral sur une question importante. C’est la voie de la VIeme République qui fait place aux gauches, aux centres, aux droites et les obligent aux rapprochements aux compromis de deux manières : d’une part entre les formations du corps délibératif, sans doute dans le sens d’une troisième force centrale de rassemblement ; d’autre part entre la majorité de ce corps délibératif et l’exécutif présidentiel. Naturellement sans Premier ministre, pour en finir avec les problèmes que pose la dyarchie française. Et naturellement avec un Président, ayant un peu de chances de se dégager des partis, élu pour une durée différente et à une date différente de celles concernant l’Assemblée. Le contraire des choix Chirac/Jospin. Un nouveau monde à inventer. Il est clair que l’un des deux « finalistes » n’ouvre pas cette porte et que, peut-être, l’autre l’entr’ouvre.
De toute façon, quel que soit l’élu il faudra se battre pour plusieurs choses :
- cette évolution institutionnelle contre la guerre civile froide, morale, voire ouverte ;
- une politique économique réformant le libre-échangisme mondial et portée au niveau de l’Union Européenne stabilisée dans son périmètre et réorganisée dans des cercles d’intégration différenciés ;
- ce qui doit permettre une imagination au pouvoir capable de chercher à concilier justice et efficacité.
Voici de difficiles perspectives, mais le monde est en train de changer si vite que, vraiment, ami, « il est plus tard que tu ne crois ».
Gérard Bélorgey
Le 3 mai 2007