Les grands bénéficiaires des systèmes-monde qui se sont enchaînés sont néanmoins responsables. Les gagnants et les perdants de la mondialisation ne sont guère très différents de ceux des colonisations. Les premiers sont toujours constitués des intérêts avisés, du négoce mondial, des catégories privilégiées (il est vrai en croissance et autonomie) des pays du Sud et des consommateurs des pays avancés (qui payent toutefois aujourd’hui les bas prix dont ils bénéficient par les effets négatifs de la concurrence libre échangiste sur leurs niveaux d’emploi et de sécurité). Les perdants restent, dans les pays pauvres et émergents (qui ne peuvent en aucun cas, sous leurs oligarchies, évoluer rapidement par eux-mêmes), les grandes masses exploitées dans un épouvantable monde de détritus et de faim et sont, dans les pays avancés, ces marginaux et exclus (dont pal mal d’immigrés) constituant le volant d’ajustement du système. Dans ces destins, nous sommes beaucoup au Nord et au Sud, à être, certes, «des descendants d’esclaves, de prolétaires, de colonisés », mais il est plus confortable de le vivre dans des sociétés héritières de l’accumulation du capital que dans la filiation de générations de miséreux...en attendant que la roue tourne ? De la même manière qu’à l’apogée des colonisations, la suprématie européenne ne voyait guère celle-ci voler en éclat , l’idéologie dominante aujourd’hui n’imagine pas de crise mortelle pour la globalisation. Peut-être, suffit-il, là encore, de laisser venir.
Mais la voie ne serait-elle plutôt de chercher la conciliation des intérêts des Pays Avancés avec ceux des pays du Sud et ceux des pays émergents. Reconnaître, pour mieux aller en ce sens, que certains ont des titres à se présenter en créanciers de l’Histoire n’est pas se reconnaître coupables, mais pour partie responsables, au moins de chercher ensemble les bons dispositifs. Voilà ce qui est logique de la part d’une ancienne puissance coloniale envers les pays qui ont constitué son Empire. Puisqu’au sein de l’U.E. nous sommes solidaires des pays de l’Est vis à vis desquels nous n’avons guère de responsabilité historique héritée du passé, il est bien normal que l’U.E. contribue aux dépenses pour nos concitoyens tropicaux (comme elle fait d’ailleurs notamment pour les DOM qui ne sont pas « assistés » mais compensés de leur handicaps présents et passés) et qu’elle s’engage dans un système de relations économiques assainies avec les pays du Sud vis à vis desquels les comptes d’ une longue histoire commune sont trop complexes pour être jamais soldés.
9 –Des progrès
En conclusion, il faut résolument souligner des progrès substantiels dans notre société de la diversité. Nous devenons adultes ensemble. Par rapport à il y a quelques décennies - qu’on songe aux années cinquante - il n’y pas plus du tout la même dose d’expression de supériorité et d’agressivité raciales de la part des Français « de souche ». D’ailleurs les nostalgies coloniales se dissolvent. Sur l’Algérie, c’est non seulement la « fin de l’amnésie » (30) , mais aussi la fin de l’hypocrisie : les acteurs adversaires ont reconnu, à l’occasion en particulier du second film sur « la bataille d’Alger », avoir du recourir, les uns à l’assassinat, les autres à la question. Epreuve de vérité dont la limite est de faire voir le spectaculaire, sans une pédagogie réaliste. Celle-ci eut été de faire constater par l’opinion, en même temps que les atteintes aux droits de l’homme (qu’ont privilégié les critiques), le fait que l’intégration de l’Algérie à la France n’était pas dans notre capacité économique, politique et culturelle. C’est bien pourquoi militairement déshonorante à conduire cette guerre était politiquement impossible à gagner. Que ce siècle colonial mérite un examen contradictoire partagé relèverait de commissions de recherche historique commune, démarche qui serait plus aisément recevable que celle conduite par le Président algérien attendant pour un traité de réconciliation des « excuses » pour nos « crimes » de « génocide ». Même la compréhension manifestée par des responsables socialistes qui portent manifestement le remords de la politique de la SFIO, ne pourrait certainement s’y prêter. Quant aux relations de nos autorités et concitoyens avec la communauté de culture musulmane (la seconde religion de notre pays), elles ne paraissent pas trop souffrir, sauf par quelques précautions toujours blessantes, des mesures de sécurité contre le terrorisme intégriste. Elles ont été positivement marquées par la création du Conseil Français du Culte Musulman, appuyé pour les besoins financiers, sur une Fondation « à son service » pour les oeuvres de l’Islam de France. De petits signes de prises en considération de ceux qui ont spécialement servi la France en y travaillant ou sous les armes sont bienvenus tels que la réforme des conditions de perception de leur retraite par les « chibanis » (ces anciens migrants qui ne seront plus obligés de revenir régulièrement sur notre sol pour la toucher), tels aussi que l’alignement enfin annoncé des droits des anciens combattants, grâce à ce film «Indigènes», forcément emblématique, ce qui lui a valu d’être parfois bêtement critiqué.
Partout dans l’outre-mer français les revendications des « premiers habitants » ont été prises en compte, par exemple en Nouvelle-Calédonie, par la confortation des moyens des Provinces Kanaques et par la réforme constitutionnelle du corps électoral dans l’esprit des accords de Nouméa, tandis que les populations souhaitant progresser, comme à Mayotte, vers le plus d’identité institutionnelle et civile possible avec le droit commun français ont aussi satisfaction. Notre limite, que ce soit dans cet archipel des Comores ou en Guyane, est de ne pouvoir accueillir tous ceux que fascinent les avantages qu’offre la France, pas plus que nous ne le pouvons dans l’Hexagone. Aussi doit-on espérer - sauf, puisqu’on ne peut pas conclure avec l’oppresseur, en ce qui concerne l’asile politique où la France est l’un rares recours des droits de l’homme. - que la gestion des flux d’immigration résultera essentiellement d’accords - obligatoirement européanisés dans le cadre de Schengen - avec les pays d’origine.
Les honneurs dus au passé multiculturel, fécond ou douloureux, que nous avons avec eux en partage, apparaissent au Musée des Arts Premiers et avec l’ouverture de la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration. Malgré des statistiques encore pessimistes, peut-être par défauts de prises en compte, le nouveau casting socioculturel ne se limite pas aux remplacements des Auvergnats par les Asiatiques pour tenir les débits de tabac ou à l’embourgeoisement de bien des bistrots kabyles. Dans les domaines les plus divers, les services semblent très multiethniques et, partout, des profils issus de l’immigration apparaissent avec pugnacité et élégance, non seulement dans les champs du sport, mais aussi dans les nouvelles générations d’entrepreneurs, de fonctionnaires, de commerçants, de techniciens, d’informaticiens, de professions libérales, d’écrivains, d’escouades de la mode, de la communication et du spectacle. « Les mentalités ont changé » - dit l’actrice France Zobda, dans l’hebdomadaire Antilla - « Nous ne pouvons pas dire que le combat est gagné et qu’il faille se reposer, car les choses peuvent aller plus loin et ce frétillement doit nous obliger à être de plus en plus professionnels et performants pour que nous devenions incontournables ». Quelle heureuse projection dans l’avenir des crises lorsque les progrès peuvent, par des prises de responsabilités, surgir des tensions les plus fortes. Encore faut-il une capacité d’offrir aux compétences et talents de cette société de la diversité, les services publics, les logements et les emplois qui manquent pour qu’elle puisse se pacifier, ce qui renvoie, plus qu’aux réformes de la stratégie d’intégration, à la recherche d’une politique économique nationale pertinente.